Il y a quelques jours, donc, à Paris, cent trente personnes ont été tuées par des terroristes islamistes. Sur l'horreur et la désolation dans quoi nous sommes plongés, on a tout dit. On a moins insisté, semble-t-il, sur ce qui a pu se passer de consolant depuis, tout de même.
D'abord, on s'est vite aperçu que les agresseurs n'étaient pas un commando hyperentraîné, téléguidé par de lointains cerveaux, mais une bande de bras cassés, de pauvres couillons accumulant les maladresses. Moins conquérants apparemment que suicidaires, ils se sont lancés dans ce qui ressemble à un baroud d'honneur (de déshonneur plutôt) désespéré. D'autres malades du même genre, on n'en doute pas, viendront verser le sang d'autres innocents tôt ou tard, mais eux non plus ne feront pas de vieux os. Face à nos polices et nos armées, à notre supériorité numérique et technologique, ils ont des allures de moustique piquant le nez d'un géant.
Ensuite, les réactions locales ont été, dans l'ensemble, étonnamment dignes, voire admirables. Les inévitables conneries haineuses ont été, au moins dans la presse, largement noyées dans un flot de déclarations justes et courageuses. On a dit qu'il ne faut pas avoir peur des vilains barbus, qu'il ne faut rien changer à nos vies à cause d'eux, ce qui leur ferait trop plaisir. Certains d'entre nous, qui ont pourtant perdu un être cher, disent même que la haine qui rend fous ces types-là ne doit pas nous contaminer. Quant à moi, je ne hais point de tels minables (la haine aussi, ça se mérite), mais si l'un de mes proches était parmi les victimes, je n'aurais sûrement pas la grandeur d'âme de ces gens-là.
J'attendais avec inquiétude la réaction des jeunes musulmans qui dans les banlieues, en janvier dernier, n'étaient pas Charlie. Dans les lycées, cette fois, personne n'a troublé les minutes de silence — soit par conviction, soit par prudence, pour ne pas heurter la majorité, l'assassinat étant perçu cette fois-ci par presque tous comme quelque chose de vraiment pas bien. Il se pourrait même que certains petits gars aient compris, enfin, que les dessinateurs impies étaient en fait leurs amis, leurs défenseurs.
Et puis quelle douceur, tous ces témoignages de sympathie du monde entier, ces regards posés sur nous : Paris considéré comme la capitale du stupre par les crétins de Dieu, et comme le symbole de la civilisation, de la joie de vivre par le reste du monde — double fierté. Les petits restos bobos du XIe devenant une sorte d'Éden faisant rêver toute la planète ? On se marre doucement avant de se dire qu'au fond, oui, c'est un peu vrai. Il n'y a pas de bonheur sans conscience de sa fragilité, et les minus d'Allah nous auront au moins rendus plus consciemment heureux.
Quant aux Américains qui nous conchiaient naguère, et qui brusquement nous adorent, nous admirent, chantent à nouveau nos frites et nos roulages de pelle, quelle jolie scène de comédie ! En écoutant sur dailytube, au Met de New York avant le concert, les chœurs entonner in french une Marseillaise d'anthologie, j'avoue que j'ai même écrasé une larme. Les vieilles paroles ringardes reprenaient vie soudain : «ces féroces soldats qui viennent dans nos bras égorger nos fils, nos compagnes...» Wow ! On s'y croirait.
Et là, tout de suite, patatras. «Qu'un sanguimpur abreuve nos sillons !» D'un coup je me réveille dégrisé.
Sorry guys, not for me. Quand serons-nous délivrés de ce chant belliciste à la con ? Est-ce donc là notre identité profonde : guerroyer, trucider, refouler l'étranger ?
Paris, une semaine après le massacre. Carole et moi traversons Paris en voiture sans le moindre embouteillage, un samedi soir ! C'est bien la première fois. Comme quoi, au lieu de vaquer comme si de rien n'était, de nombreux parisiens se sont terrés chez eux. Les monuments illuminés défilent dans la nuit : on a déguisé la Tour Eiffel en drapeau français, la Tour Montparnasse au loin s'est maquillée en bleu-blanc-rouge, la grande roue des Tuileries se pavane elle aussi en tricolore et je me sens pris d'une vague nausée. Que viennent-elles faire dans l'histoire, nos Glorieuses Couleurs ? Comme si, à travers la France, ce n'était pas tout l'Occident qu'on attaque...
Quand on sort les drapeaux, ce n'est jamais bon signe. Après les événements, notre gouvernement a pris des mesures sécuritaires musclées, approuvées par l'Assemblée nationale quasi unanime ; on envisage même de bricoler la constitution pour affranchir un peu plus la police du carcan des lois. Je ne suis pas juriste, mais les experts en qui d'ordinaire je fais confiance le disent tous : ces mesures sont inutiles et dangereuses, les lois existantes suffisent, renforçons d'abord les effectifs. L'état d'urgence ? Gesticulation électorale. Poudre aux yeux. Et pain bénit pour nos maîtres : ils vont désormais pouvoir réduire au silence, traquer et matraquer en paix tous ceux qui les dérangent.
On attendait des réactions, eh bien non, ça marche à fond. Le bon peuple a plébiscité le président que la veille encore il rejetait. Il ne faut pas lui en vouloir : être choqué, déboussolé, quoi de plus normal ? Mais un président, lui, se doit de garder son sang-froid. Son rôle est de calmer le jeu au lieu de suivre les électeurs en soufflant dans son clairon, en général courant derrière son armée. L'armée, la police, d'accord, il en faut. Mais pour assécher le vivier terroriste français, adoptons une politique économique moins dure aux pauvres, offrons aux musulmans de France des imams moins incultes, rétablissons les associations de quartier assassinées entre 2007 et 2012 par un nabot criminel. Voilà ce qu'il aurait dit, le président, s'il avait eu ne serait-ce qu'un brin de courage politique.
Nos dirigeants sont nuls, on le savait. Il y aurait de quoi pleurer si l'on n'avait pas l'habitude. Les Français sont nuls aussi par moments. La façon dont nous réagissons aujourd'hui, excessive, aveugle, montre que nous nous sommes laissé infecter par la peur. C'est en cela que nos barbares en toc, malgré leur mort, ont gagné la bataille.
Heureusement il y a Noël Mamère. L'un des très rares députés réfractaires aux lois d'exception. Cet écolo non encarté, cet homme libre parle souvent seul contre tous, et il parle d'or. C'est lui qui sauve l'honneur et me console un peu. Je me sens moins seul. Mamère, mon frère, explique-moi : comment se fait-il que des types raisonnables et modérés comme toi et moi se retrouvent peu à peu à crier aux côtés de gauchistes pleins de rage ?
Pauvre bête. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°147 en décembre 2015)