DOUCEUR ANGEVINE


En 1947, au lycée Claude-Bernard à Paris, l'élève de cinquième Georges Perec a eu M. Poirier comme professeur d'histoire-géographie. Louis Poirier, alias Julien Gracq. Deux des plus grands écrivains français du siècle se sont donc fréquentés pendant un an, et ils n'en ont rien dit ! Perec, dans Les lieux d'une fugue, mentionne Poirier en vitesse, mais pas Gracq ; dans Je me souviens, il les oublie tous les deux. Étrange disparition... Quant à Gracq, sauf erreur de ma part, pas un mot sur son jeune confrère, nulle part.

Une quinzaine d'années plus tard, dans le même lycée, j'ai failli être l'élève du même M. Poirier. Je le croisais parfois dans les couloirs, une grande carte de géographie sous le bras, l'allure parfaitement banale (la verrue distinctive mise à part), l'air absent. Et pour cause : son autre moitié n'était pas là. Un élève imprudent qui lui demandait une dédicace essuya un refus cinglant ; M. Poirier, pour un peu, aurait renié son alter ego, comme le docteur Jekyll son Mister Hyde.

Je savais que ce personnage terne était un brillant écrivain ; plus tard je l'ai lu, puis relu, avec un ravissement grandissant. J'ai mis Un balcon en forêt, La presqu'île et Lettrines dans ma bibliothèque idéale, En lisant en écrivant surtout est devenu l'une de mes bibles de lecteur et de pratiquant de l'écriture. J'ai analysé longuement les phrases de Gracq dans mon Verbier, à la recherche de ses secrets.

Je ne l'ai jamais revu. Quand nous l'avons invité à nos rencontres d'Arles en compagnie de ses traducteurs, en 1994, il a poliment décliné, comme prévu. Il s'était déjà retiré dans son village natal en Anjou. J'ai eu beau proclamer longtemps, perroquet des maîtres à penser de mon époque, que l'œuvre est tout et que la vie de l'auteur n'est rien, et la vie de Poirier-Gracq a beau avoir été absolument plate, elle m'attire malgré moi. J'ai fouillé plusieurs fois sur Google, qui m'a fourni quelques images précieuses, et même, ô surprise, deux ou trois vidéos. Dans l'une d'elles, Gracq disserte sur Breton avec une précision et une aisance à vous rendre jaloux. J'apprends que le jeune Poirier fut un élève surdoué, le meilleur qu'ait jamais connu le lycée Clemenceau à Nantes. Je suis également frappé par une photo de lui avec celle qui fut sans doute la femme de sa vie. Cet homme discret a fréquenté huit ans cette Nora Mitrani dont le peintre Bellmer avait dessiné, photographié, exposé le corps nu dans les poses les plus érotiques ; à côté de cette grande brune épanouie et superbe, Gracq a l'air d'un jeune homme timide qui n'ose croire à son bonheur.

Au printemps dernier, coup de tonnerre : on m'invite aux journées qui lui sont consacrées depuis sa mort à Saint-Florent-le-Vieil, son fief. Bien que j'aie déjà pas mal écrit sur son œuvre, mon premier mouvement, dans ma panique, est de refuser. Puis je me reprends. Je regretterais ce refus toute ma vie.

Saint-Florent-le-Vieil, entre Anjou et pays nantais, a la taille d'un village et la forme d'une ville. Sur la partie haute, la mairie, un château, ses jardins et une imposante abbaye, devenue le centre culturel Julien-Gracq. En bas, une place et une rue bordées de commerces, un hôtel-restaurant face au fleuve, et juste à côté la demeure du grand homme. Sa maison de famille, où il a terminé sa vie en compagnie de sa sœur, puis seul. Une grande maison à deux étages, grise d'apparence comme feu son habitant. Elle accueille désormais des écrivains, conformément au vœu de son propriétaire. Cela n'a pas été facile. Ses admirateurs ont dû se battre. La plupart des meubles ont été vendus, mais on a gardé, dans ce qui fut le salon où Gracq recevait, son vieux fauteuil de cuir. Je ne peux en détacher mes yeux. M'asseoir dedans me serait impossible. Je n'oserai même pas le toucher.

À côté de la maison, l'ancien grenier à sel, qui lui appartenait aussi. Une longue bâtisse complètement retapée après sa mort. À l'étage, une grande salle de réunions-bibliothèque qui abrite les livres de l'écrivain, où l'on voudrait passer des heures ; au rez-de-chaussée, une aussi grande salle des cartes, où se trouvent cartographiés les lieux liés à sa vie et ses livres. Elle ne fait pas moins rêver que l'autre. On imagine Gracq revenu ici-bas la découvrant, profondément ému au point de hausser un sourcil.

Depuis ses fenêtres il a vu pendant des années couler la Loire — un de ses bras du moins, car la rive d'en face est une île somnolente, appelée non sans humour l'île Batailleuse. On imagine le jeune Louis jouant aux gendarmes et voleurs avec ses copains dans ce qui devait être, pour ces garnements, un paradis. Dans quelle mesure l'a-t-elle imprégné, cette Loire si belle, paresseuse, voluptueuse, capricieuse dit-on, qui s'étire et se tortille lentement comme un chat ?

Courant le matin seul sur la petite route qui la suit, traversant au passage la rivière des Eaux étroites, j'imagine le vieil homme se promenant le long du fleuve, sur le sentier qui porte désormais son nom et que balisent des pancartes portant des phrases tirées de ses livres. Ce pourrait être déplacé, gênant ; mais non, il faut plutôt se réjouir de cet hommage à vrai dire inespéré à une œuvre aussi précieuse que peu vendeuse. Ces pancartes parlent le même langage que les gens rassemblés ici pour parler de Gracq : cet homme que je croyais froid, voire cassant, inspire aux gracquiens une admiration de bon aloi, aussi discrète que lui, sans rien de pesant, un respect sans raideur, et même, oui, une véritable affection. Je commence à la partager.

Pérorer en public n'est pas une corvée pour moi, mais je me serai rarement autant régalé qu'ici. Aux séductions de mon sujet — la sensualité de l'écriture gracquienne — s'ajoute la douceur qui m'entoure depuis mon arrivée, douceur angevine des lieux, douceur de l'automne, gentillesse de tous ces gens dont je viens de faire la connaissance. Tout en parlant je m'étonne encore d'être là, je m'émerveille de ce que l'œuvre si peu bruyante de cet homme effacé rayonne assez intensément pour nous rassembler aujourd'hui. Je comprends mieux que jamais à quel point Gracq m'a marqué, montré le chemin, à quel point mon Verbier, par exemple, s'inspire de sa critique mimétique, cette façon gourmande qu'il a d'analyser un mot ou un auteur en imitant sa musique. (Et quand je mets des italiques, avec une délectation étrange, c'est aussi pour moi une façon de l'imiter.) Je me dis qu'au fond, malgré la catastrophe et la mort à quoi mènent la plupart de ses récits, Gracq est un écrivain du bonheur. Et moi, en ce jour, je suis doucement, totalement heureux d'être invité chez lui, heureux aussi qu'il soit absent — j'aurais trop peur que mes élucubrations l'agacent —, mais il est présent tout de même, c'est à lui surtout que je m'adresse, pour la première et la dernière fois, sur ce bord de Loire qui est le meilleur lieu pour le faire, et mon bonheur vient aussi de lui avoir enfin, si peu que ce soit, payé ma dette.


Avec vue sur le fleuve.
À gauche, le Grenier à sel ; à droite, la maison de l'écrivain.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°146 en novembre 2015)