BRÈVES

N°146 Novembre 2015



BRÈVES


Volkovitch, en russe, veut dire fils du loup. Est-ce à cause de mon nom que j'éprouve pour ces animaux une curieuse tendresse ? Tout ce qui les concerne m'attire depuis toujours, et le livre de Gérard Ménatory, La vie des loups (Stock), ne fait qu'aviver ce sentiment fraternel.

L'auteur connaissait les loups mieux que personne, il les élevait en semi-liberté, les observait, les adorait. Il a fondé le parc à loups du Gévaudan, près de Marvejols en Lozère, ouvert depuis trente ans aux visiteurs. Son livre n'est sans doute pas un chef-d'œuvre littéraire, mais on va en le lisant de surprise en admiration. S'il faut l'en croire, le loup est plus intelligent que le chien, organisé socialement de façon si complexe que les humains ne l'ont pas encore bien comprise, fidèle en amour (une louve peut devenir jalouse comme une tigresse), et surtout, le loup n'est pas un loup pour l'homme ! Nous lui inspirons une trouille bleue, il attaque uniquement nos cadavres, et encore, s'il meurt de faim. (Évidemment, il ne faut pas chercher à lui tirer son bifteck de la gueule.) La fameuse bête du Gévaudan, qui avait un faible pour les fraîches bergères, n'était sûrement pas un loup, mais un garou profitant de la mauvaise réputation de l'animal. Comme dit le proverbe, «coupable ou pas, on accuse le loup». Le prédateur cruel, c'est nous.

Publié voilà plus de vingt ans, La vie des loups n'évoque pas la réintroduction récente du loup dans notre pays, mais si l'auteur était encore de ce monde, il ne hurlerait guère avec les bergers : son livre expose de façon convaincante les avantages de ce retour, décrivant au passage des processus écologiques étonnants qui laissent rêveur. Et le fils du loup a une sacrée envie d'aller faire un tour à Marvejols.


L'allemand Werner Freund vit avec les loups depuis quarante ans.
Mâle ou femelle ?

*


Aux animaux la guerre. Pourquoi diable ce titre ? Il n'y a pas de loups ni de moutons, et pas de guerre non plus dans ce roman de l'an dernier, premier livre du jeune Nicolas Mathieu.

Dans un coin perdu des Vosges, l'usine du coin va fermer. Colère et désolation. On voit s'agiter une terrible collection d'épaves humaines : des malfrats, des tarés, des ratés, des racistes, des vieux démolis, des ados paumés, des adultes infantiles, un bodybuilder ultra-violent camé jusqu'à l'os... La France d'en bas, le bout du rouleau, le fond du tonneau. Seul personnage réconfortant : une inspectrice du travail qui se bat pour un peu de justice. Elle va recueillir une très jeune femme qui fuyait nue en pleine cambrousse, et le payer cher. Malgré le blanc de la neige qui tombe en tempête à la fin, c'est ce qu'on appelle un roman noir, paru dans la série Actes noirs d'Actes Sud. La frontière entre roman noir et roman tout court ? Elle semble par moments bien floue. Le côté noir ici, je suppose, c'est la volonté de photographier le présent le plus brûlant, le plus violent, et de dénoncer les maux de la société. Tout ici est décrit avec une impitoyable précision, et côté violence l'auteur a la main lourde, comme le genre l'exige.

Trop long, son roman, sans doute. Notre homme est victime de son talent. Car le talent, il en déborde. Construction astucieuse, densité et nervosité des phrases, vigueur des images, ce débutant est déjà un maître, qui a le seul tort de ne pas élaguer un peu son trop-plein d'idées. Ses portraits sont des merveilles de finesse, la désespérance du récit s'illumine sans cesse de bonheurs d'expression.

Voici le frère de l'héroïne, un triste parasite :

«Il était pas foutu de mettre un pied devant l'autre, vivait constamment entre deux coups de blues et adorait qu'on le plaigne, mais quand il était décidé à plaire, il était capable de changer l'eau en vin. La pièce où il se trouvait devenait le centre du monde. On n'avait plus envie d'être nulle part ailleurs.

Victoria ne disait rien. À voir la lumière dans ses yeux noirs, on aurait juré qu'elle avait huit ans et assistait à la grande parade du cirque Pinder.»

Ou ce croquis express :

«Une jeune fille, c'est simple, ça a l'air d'être dessiné d'un trait de plume, à main levée, sans rature ni rien. Quand le chauffeur en voyait, sur les trottoirs, à vélo l'été, n'importe où, il se trouvait toujours un peu surpris. Alors comme ça, le monde était toujours recommencé.»

Eh oui. Le petit monde des livres aussi recommence toujours, avec ces voix jeunes qui apparaissent, fraîches, ô combien séduisantes.


*


Les livres qu'on aime sont une bénédiction et ceux qu'on déteste d'utiles repoussoirs, mais il est bon aussi, parfois, de se colleter avec des textes dont on ne sait que penser, qui interrogent, qui agacent, qui réveillent.

Alors merci à François Taillandier pour la perplexité qu'il m'inspire. Son roman L'écriture du monde, paru récemment chez Stock, a de quoi intriguer, puisqu'il nous emmène au VIe siècle, époque troublée, mal connue, pleine de bruit et de fureur : Latins contre Barbares, christianisme contre paganisme, chrétiens entre eux, tout le monde s'étripe, tandis que l'empire romain s'effondre lentement. L'auteur recrée cette période à la fois désolante et captivante au plus près de la vérité historique (de ce que l'on en sait par des sources très lacunaires), avec un luxe de détails frappants, d'images fortes et de réflexions subtiles. Non content d'installer des atmosphères, il évoque certains débats d'idées de façon claire et attrayante. Voilà un récit vivant et passionnant de bout en bout.

Alors où est le problème ?

L'écriture du monde serait un régal si l'auteur n'adoptait pas un ton volontiers noble et compassé, un vocabulaire un brin affecté, si ses fines remarques n'alternaient pas avec des maximes pompeuses et un peu creuses, à l'image de ce titre à la fois ronflant et flou. La yourcenarite est un mal contagieux... C'est romain, drapé, pompeux, indigeste, et l'infortuné lecteur en est freiné comme par un boulet au pied.


D'après nature, apparemment.
Theodoric, ostrogoth, maître de Rome.

*


Je ne connaissais pas Emmanuelle Bayamack-Tam, pourtant auteure de dix romans tous publiés chez P.O.L — une référence. Je commence par le petit dernier : Je viens.

Trois femmes prennent successivement la parole. Une fille de vingt ans, enfant adoptée, métisse au physique plantureux ; sa grand-mère adoptive, ancienne star de l'écran ; sa mère adoptive, bobo pur jus. De génération en génération, la haine cascade : la vieille déteste sa fille qui déteste l'enfant qu'elle a recueillie. La famille ? «Les parents tuent les enfants, et les enfants n'en réchappent que pour tuer d'autres enfants. Tel est l'ordre des choses, et la meilleure façon de s'y opposer c'est encore de ne pas se reproduire.» «Il en va des familles comme des interventions chirurgicales : il n'y en a pas de bonnes, il n'y en a que de nécessaires, et encore cette nécessité est-elle toute biologique : une fois l'enfant paru, la transmission génétique assurée, rien ne s'oppose à la dissolution de la famille.»

Sans vouloir défendre la famille à tout prix, on est en droit de trouver ce point de vue un peu expéditif ; il n'est que celui d'un personnage, certes, mais rien dans le reste du livre ne vient le contrebalancer. L'amour y est quasiment absent, mis à part la tendresse qui lie grand-mère et petite-fille ; l'amour conjugal du couple adoptant est décrit comme fusionnel, étouffant, malsain. L'auteure cogne obstinément sur la mère-bobo, horrible caricature, avec une rage de marteau pilon cassant une noix. Le fait que les trois personnages aient pratiquement la même voix grinçante ajoute à l'impression d'artifice.

On se dit, pour tenir le coup, qu'en prenant la parole dans la dernière partie, la mère va se racheter, s'humaniser, se décaricaturer, et que le roman trouvera ainsi son équilibre. Elle le fait. En partie. Après 300 pages au vitriol.

Pour apprécier ce Je viens, la lecture des critiques favorables ne sera pas de trop. On peut, en effet, trouver attachant le personnage de l'adoptée-rejetée, qui loin d'être écrasée par la haine qu'elle suscite presque partout, s'en trouve stimulée et se bat pour survivre, mais sans hargne. On peut trouver belle Marseille transfigurée, méconnaissable, où vivent les trois femmes dans une grande maison qui fait rêver, hantée par de sympathiques revenants et de précieux souvenirs d'enfance :

«Archéologues, éleveurs d'escargots, dresseurs d'araignées, chimistes en herbe, Indiens sanguinaires, cambrioleurs, herboristes, constructeurs de cabanes, navigateurs, nous avons endossé tous les rôles, barbouillés de suie ou de rouge à lèvres, drapés dans les robes de ma mère ou dissimulés pendant des heures derrière une tenture, dans un cagibi ou un coin fenêtre.»

Sans aller jusqu'à trouver ce livre drôle, comme certains, le lecteur grincheux pourra saluer sa verve, sa poésie par endroits, et in extremis rendre les armes. En bougonnant.


*


Tiens, René-Guy Cadou. Carole a tiré au sort un tout petit livre de lui, des nouvelles, alors qu'on le connaît surtout comme poète. D'où me viennent-ils, ces Monts et merveilles, publiés aux éditions du Rocher ? Il faudrait tout noter, y compris, au crayon quelque part au dos du livre, ce qui ou celui qui nous a mené vers lui.

Monts et merveilles ? Montagnes russes plutôt. Encore un bouquin dont je ne sais que penser, qui d'un côté m'enchante et m'horripile de l'autre. Sont-ce vraiment des nouvelles, ces textes écrits à vingt-trois ans et publiés près d'un demi-siècle après la mort de l'auteur ? Des poèmes en prose plutôt, d'une densité maximale, moins narratifs que descriptifs, chantants plus que parlants. On y est plongé dans la nature, plantes et cours d'eau et animaux reflétant, exacerbant les joies et les tourments du jeune poète. «Il me semble (...) que la campagne est depuis longtemps cette corbeille à mon bras». C'est un débordement perpétuel d'images, d'une fraîcheur et d'une générosité éclatantes, mais dont certaines, mièvres ou artificielles soudain, me douchent froidement. Je passe à tout moment de «aaah» en «aïe», dans deux phrases contiguës parfois, tangage, creux et bosses, extase et agonie.

«Les racines me soulèvent aux quatre coins de la plaine», aaah.

«Les branches se sont écartées pour laisser voir mon cœur», aïe.

«Les arbres beaux parleurs qui jasent dans la plaine», aaah.

«Il y a une fleur qui ronronne doucement dans le soir», aïe.

«Les chevaux qui tiraient le soleil vers les sombres écuries du couchant», aïe.

«Le couperet du gel tombe lentement sur la nuque des prairies», aïe.

«Le chant des coqs est comme une brassée de coquelicots sur la neige», aaah.

Que d'émotions. Je quitte ces 80 petites pages lessivé.


Vers 1945 ?
Hélène et René-Guy.

*


Oui, mais si en lisant Cadou j'ai envie d'arrêter, dès que j'arrête je veux y revenir. Allons voir sa poésie tout de même. Hélène ou le règne végétal rassemble des poèmes ultérieurs tous adressés à celle qui fut son grand amour et publiés en 1953, deux ans après la mort du poète.

Eh bien je me retrouve ballotté dans les mêmes eaux. Sourire béat, puis grimace. Entre les nuages, des giclées de soleil. J'aime «Jardins qui reculez / Sans cesse l'horizon» ou «Et la route qui tient / En laisse les villages», et nettement moins «Je me penche sur tes lèvres / Premiers fruits de la saison». Dans «Tu es une grande plaine parcourue de chevaux / Un port de mer tout entouré de myosotis», je monte haut avant de chuter bien bas. Mais il ne faudrait pas s'arrêter, pinailler, il faudrait se laisser emporter par l'irrésistible courant. «Je n'ai pas écrit ce livre. Il m'a été dicté (...) par une voix souveraine et je n'ai fait qu'enregistrer...», écrit le poète dans une préface qu'il faudrait commenter ligne par ligne. Ça venait, ça coulait en lui sans arrêt et il nous envoyait le flot sans le canaliser, mort jeune à trente-et-un ans sans avoir appris à trier.

Mais n'est-ce pas aussi bien ainsi, n'en déplaise aux vieux cons dans mon genre ? Beaucoup de poèmes ne sont-ils pas l'humble et insistante préparation d'un éventuel éclair ? Le poète n'est-il pas l'enfant de notre ancêtre frappant patiemment ses silex en guettant l'étincelle ?

Une chose est sûre : peu de gens auront été aussi totalement poètes que feu René-Guy Cadou.


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Emmanuèle Sandron, elle, est bien vivante. Le titre de son livre, Je ne te mangerai pas tout de suite (éditions Luce Wilquin), titre gourmand, alléchant, annonce bien la couleur : nous avons-là un hymne au désir, au désir amoureux surtout. Désir dévorant, sans limites : la narratrice convoite les femmes autant que les hommes, pourquoi se borner tristement ? Sa sensualité ne s'arrête pas aux plaisirs amoureux, mais rayonne tous azimuts, convoquant tous les sens, baignant de sa lumière dorée ces pages électrisées par le désir.

On veut manger l'être aimé, mais pas tout de suite : parce que faire durer l'attente accroît le plaisir, mais aussi parce que parfois le désir fait peur. Et puis vivre comme le fait la narratrice, avec une telle intensité, ce n'est pas de tout repos. Cela peut faire du bien : «Et là je sens que je souris de toute ma bouche, de tous mes yeux, de tous mes cheveux, de tout mon corps.» Cela peut aussi faire du mal : «mais moi c'était mon moi trop moi, mon corps trop corps, mon cœur trop cœur.»

Les six histoires que voici et leur épilogue se suivent comme les figures d'une valse-hésitation voluptueuse et douloureuse tour à tour (ou en même temps), dessinant les étapes d'un cheminement complexe, à la fois retour vers un passé terrible qui peu à peu affleure, qu'il faut exorciser, et marche lente vers la lumière et l'amour.

Tout ne sera pas rose, on s'en doute. En amour, la souffrance est au programme, et la douleur de l'absence proportionnelle au bonheur de la présence :

«Tu ne sais pas que dès que tu auras le dos tourné, je vais me réduire à un amas d'os, un tas de cendres, trois fois rien ? Tu ne sais pas que je vais me désintégrer dans la brume dès que tu seras parti ?»

Il y aura des moments de fusion et d'illumination, des ébats délicieux minutieusement décrits, mais aussi des échecs : «Alors il y eut cette dernière fois. La dernière fois où j'offris mon corps à cet homme qui m'avait ramenée à la vie, la dernière fois où cet amant de la terre qui sentait la sève de buis m'offrit le sien. C'était mon premier homme d'après la nuit noire, et maintenant je l'aimais, et je savais qu'il me quitterait de l'aimer, alors j'allais le faire, moi, la première, j'allais le quitter, le quitter parce que je l'aimais.»

La narratrice pleure parfois, mais le lecteur, lui, jubile tout du long, séduit par l'urgence de ce poème d'amour en sept chants, par la maîtrise et la beauté de l'écriture, par son lyrisme torrentiel. À déguster sans tarder.


Pas toujours facile...
Petits poissons, grand désir.

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Anouilh, je le savoure avec modération. Il y a chez lui des idées qui me rebutent, à côté d'une douleur sous-jacente qui dans chacune de ses pièces prend la parole, dans une ou deux tirades au moins, et me touche en plein cœur.

L'hurluberlu ou Le réactionnaire amoureux (La table ronde, 1959) est plombé par une invraisemblance majeure : l'auteur fait jouer une pièce de théâtre par des personnages dont ce n'est pas du tout le genre. Mais qu'importe la vraisemblance. On ne s'en aperçoit même pas. Elle est peut-être un charme de plus.

Un général profondément réac, mis sur la touche, retiré dans son village, complote avec une poignée d'amis aussi dérisoires que lui. Ils sont comiques et inoffensifs, et le général lui-même, que ses idées d'un autre âge, exprimées de façon abrupte, pourraient rendre odieux, est en fin de compte aussi attachant qu'agaçant : l'auteur lui a laissé une petite dose de bon sens, et surtout il l'a rendu amoureux — de sa femme !

Comme le sous-titre l'indique, l'ombre du Misanthrope plane sur l'œuvre. On n'est pas tout à fait sur les mêmes hauteurs, mais l'épouse chez Anouilh, superbe personnage, fidèle mais lucide, très différente de la Célimène de Molière, soutient la comparaison avec elle. Les scènes entre l'épouse et le mari sont parmi les plus fortes de la pièce. Écoutons-la :

«Vous avez décidé depuis toujours comment devaient être les choses et pas seulement moi, la France, la nature humaine, tout ! Belles, pures, dures, éternelles, comme dans vos histoires de petit garçon. Et si quelque chose se corrompt ou bourgeonne, si quelque chose bouge ou vit, si le moindre petit désordre se met dans votre belle construction, vous faites une colère épouvantable. Une colère de petit garçon déçu. Et vous courez vous réfugier dans les bras de votre maman. Mais voilà, la maman aussi a changé ! Comme tout ce qui vit sur la terre... Il faut revenir sur la terre, mon ami, ou prendre votre parti. Vous conspirerez moins, personne ne voudra plus vous mettre en prison, vous serez plus aimable et finalement moins malheureux.»

Il ne veut pas être aimable. Il ne veut pas être aimé — sauf d'elle. Intimidant et fragile, agressif et amoureusement soumis, profondément contradictoire, il rend la pièce à la fois drôle et poignante, comme celle de Molière.

Paul Meurisse a créé le rôle. Ce dut être fumant.


Voir, sur Youtube, Meurisse dans Le deuxième souffle de J.P. Melville.
Meurisse et Anouilh.

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Dans la famille des râleurs, voici Léon Bloy. Je ne l'avais encore jamais lu, rebuté par sa réputation d'imprécateur frénétique, de réactionnaire à outrance.

Eh bien j'avais tort. Je sors groggy de ses Histoires désobligeantes, exhumées par l'Arbre vengeur, ce (re)découvreur exemplaire. Ces contes parus dans la presse au début de sa carrière, vers 1890, le montrent conforme à ce qu'on sait de lui : «ivre de [ses] indignations», en ébullition permanente, il élève la colère et l'hystérie au rang des beaux-arts, déballant une sacrée collection de personnages répugnants et/ou monstrueux, fustigeant férocement les riches, mais en même temps rien de lourd là-dedans, ça pétille, ça fuse, ça nous bombarde d'images forcenées, la langue est d'une force et d'une invention rares :

«Hargneuse, en même temps, à faire avorter des chiennes, et pudibonde comme l'arithmétique, elle accueillait sans trop d'aigreur, dans son lit très pur, les suffrages crépusculaires de quelques boucs épuisés du petit négoce.» «Son cœur avait été cultivé comme un jardin potager de peu d'étendue où les moindres plates-bandes seraient calculées pour le pot-au-feu.» «...une chose inouïe, exorbitante, fabuleuse, à détraquer la constellation du Capricorne». Il y en a des comme ça par dizaines. Et celle-ci, qui pourrait lui servir d'autoportrait : «Il était si différent de la multitude qu'aussitôt qu'il apparaissait, tout le monde avait l'air de se ressembler


À dix-neuf ans.
Bloy par lui-même.

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Une qui ne ressemble à personne, c'est Catherine Frot, étourdissante comme toujours et plus que jamais dans Marguerite de Xavier Giannoli. Si cette histoire de cantatrice qui chante faux et se croit pourtant géniale remporte un succès aussi massif, c'est sans doute que sa drôlerie évidente est discrètement doublée de mélancolie ; c'est que l'interprète parvient à être en même temps grotesque et attachante, ridicule mais vaguement admirable. Et mis à part les airs qu'elle massacre, on entend là de fort belles musiques.


Canard = fausse note en argot des musiciens.
Ailes de canard.

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Plusieurs films à ne pas manquer sortaient ce mois-ci à Paris, que nous avons ratés faute de temps. Peut-être aurait-il fallu voir Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore, Fatima de notre cher Philippe Faucon ou Queen of earth de Alex Ross Perry, par exemple (seront-ils là encore en novembre ?) de préférence au dernier Woody Allen. Je l'adore, le vieux maître, mais son dernier opus, L'homme irrationnel, m'a laissé vaguement frustré, malgré ses acteurs étincelants (ah ! Emma Stone...), son scénario astucieusement cynique et la discrète virtuosité de sa mise en scène. Ce prof de philo dépressif qui guérit d'un coup en décidant de commettre un crime parfait me paraît hautement improbable. Mais chose curieuse, cette invraisemblance-là ne semble avoir gêné que moi.


Il a toujours su les choisir.
Woody, Emma.

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Nous découvrons mois après mois les films du Tchèque Jiri Menzel — sept sont disponibles chez nous en DVD, soit la moitié de son œuvre — et n'avons pas encore été déçus. Les ingrédients de Mon cher petit village (1985) sont ceux des films précédents : un coin de province paumé, des personnages ordinaires, pas toujours très futés, un humour bon enfant, une apparente lourdeur cachant des trésors de finesse. Cette histoire d'un artisan et de son employé simplet, qui évoquent irrésistiblement Hardy et Laurel, a de bout en bout en bout la grâce légère d'un ballet.


Malheureux ensemble, malheureux séparés.
Le maigre et le gros.

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Dans notre série espoirs du cinéma français, voici la jeune Lucie Borleteau avec son premier long, Fidelio, sorti l'an dernier. Une jeune femme travaille sur un vieux cargo, affrontant un monde viril plutôt rude. Le rafiot devrait s'appeler Infidelio : la belle aime deux hommes, un en mer, un à terre, et ce n'est pas tout... La vie à bord et les rapports humains sont montrés ici avec autant de vigueur que d'authenticité. Ce beau portrait de femme libre est porté par l'épatante Ariane Labed et une mise en scène solide et fine. Ce bateau-là vaut la peine qu'on s'y embarque.


On la dit formidable dans The lobster, de son mari Yòrgos Lànthimos.
Ariane Labed.

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Peu de cinoche ce mois-ci pour nous, mais de la musique !

Le rebètiko grec est décidément très tendance : trois beaux concerts à Paris ce mois-ci. Rebètiko classique à la Médiathèque musicale des Halles, le groupe Rebetroïka de Mìnos Voutsìnos; au Passage vers les étoiles, dans le XIe, l'orchestre Tsitsànis de Trìkala, neuf musiciens venus de Grèce pour fêter les cent ans de la naissance de leur génial éponyme ; aux Petits joueurs à Belleville, rebètiko réinventé mais pas dénaturé avec le FadoRebetiko Project et sa chanteuse Kalliroï à la voix enchanteresse, qui font sentir l'étroite parenté entre fado, rebètiko et blues. Ces trois lieux fort sympathiques étaient bondés pour l'occasion.


Jean-Marc Gibert, Kalliroï, Nicolas Koedinger, Jérémie Schacre.
Le FadoRebetiko Project au grand complet.

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Parmi tous les grands airs entonnés par les médias le mois dernier, il en est un qui n'a cessé de me hanter. Des cadres d'Air France pris à partie par des syndicalistes qui les serrent d'un peu près, une chemise déchirée, et voilà nos gazettes quasi unanimes bramant le grand air de la Vertu Outragée. Un petit événement, certes, pas le plus tragique et de loin, mais l'un des plus lourds de sens peut-être, et de conséquences à venir.

En France comme un peu partout ailleurs, des salariés sont maltraités par des directions inhumaines, presque toujours impunément. Et voilà qu'un jour ça éclate. D'accord, ça ne pète jamais où ça devrait. Les salariés en question n'étaient certes pas les plus à plaindre, les syndicats ne brillent pas toujours par le discernement et leurs victimes ne sont ici que des sous-fifres, aux ordres de patrons eux-mêmes soumis à un Grand Dessein que plus personne sans doute ne contrôle ni ne comprend. Mais il fallait bien que ça pète un jour, de façon encore modérée, pour laisser à nos maîtres arrogants le temps de réfléchir avant que ça se gâte pour de bon.

La violence physique, je ne suis pas pour. C'est rarement une solution. Mais elle devient inévitable quand à force de battre et d'affamer l'agneau on le transforme peu à peu en loup. Moi-même qui suis un privilégié du système, épargné jusqu'ici par les coups, quand j'ouvre les yeux sur le monde j'ai de plus en plus envie de mordre. Quant à ceux qui poussent des cris de putois pour une liquette abîmée tout en bénissant les crimes du patronat, ils sont carrément obscènes. Il peut s'en racheter des douzaines, le type. Quant à celle qu'il a perdue, elle est devenue un symbole, une prise de guerre, un étendard.


Leurs chemises à eux, en principe, ne craignent rien.
Sourires satisfaits, tout va pour le mieux.

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En attendant un monde un peu plus juste, que lirons-nous le mois prochain ? Bloy encore, Gracq toujours, Tourgueniev enfin, mais aussi Japrisot, Paasilinna, Riboulet, Guillier, Soloup... Celui qui les connaît déjà tous a gagné un pin's de volkovitch.com.












SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


La civilisation est un dépôt actif qui est formé par la combustion du présent au contact du passé. On ne peut la trouver ni dans les pays qui n'ont pas de présent, ni dans ceux qui n'ont pas de passé.



2


L'homme ne trouve pas d'idées, il n'invente pas de formes, il imite les rapports éternels qui l'enveloppent de toutes parts.



3


Un génie pour les trois-quarts est fait de mémoire.








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