DÉLIVRANCE


François Bon, pionnier du livre numérique, n'en reste pas moins très attaché aux bons vieux bouquins de papier. Il les entasse par milliers chez lui, mais les murs n'étant pas extensibles il faut bien de temps en temps, comme il dit, désherber. Oui, mais comment faire ? Jeter des livres ? Ça, jamais. Les vendre ? Le bouquiniste du coin a fermé. Les donner ? François remplit sa voiture et se pointe chez Emmaüs. Et là, c'est lui qui se fait jeter. Des livres ? On n'en veut pas ! C'est dit avec une violence étonnante, qui va même, ô stupeur, devenir physique.

Il faut lire (www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4232) le récit complet de la scène, dont chaque détail dit une foule de choses, et admirer l'attitude si digne, si humaine de l'ami François, qui a su répondre à l'agression avec une douceur toute évangélique. Feu l'abbé Pierre, qui fonda jadis Emmaüs, l'eût embrassé. Et piqué une sainte colère, j'espère bien, contre son employé. Ne jetons pas la pierre à l'œuvre du vénérable Abbé à cause du méchant petit connard qui la déshonore ; mettons qu'il s'agit d'un cas isolé, d'un malentendu, et de toute façon là n'est pas le sujet. Ce qui nous désole dans l'affaire, c'est de voir le livre devenu pauvre entre les pauvres et refoulé de partout comme un paria.

Ma maison étant vaste, Dieu merci, j'entasse encore joyeusement, je ne dois pas encore mendier dans tel ou tel purgatoire une place pour mon surplus, mais le point de saturation approche à petits pas. Et je ne vois pas de solution. Je souffre de la même maladie que François, et que d'autres personnes de notre âge sans doute : il m'est impossible de jeter un livre. Il y a là un tabou qui paraîtra étrange aux personnes raisonnables qui réduisent le livre à un petit tas de papier et les livres à une masse encombrante. Pour nous autres, qui voyons en lui un être vivant, qui respectons le sacré de la vie jusque dans les plus humbles spécimens de l'espèce, balancer le moindre livre est un sacrilège, un acte indigne, comme d'abandonner son chat pour partir en vacances. Et une gifle à la personne qui nous l'a offert ou à l'auteur qui nous l'a envoyé.

On ne manque pas de bonnes raisons pour garder les livres. D'abord, ça peut servir. On a déjà lu celui-là, on aura peut-être envie ou besoin d'y revenir, pour le plaisir, ou pour écrire on ne sait quoi, ou pour un cours à donner. On n'a pas encore lu cet autre, mais ça viendra sans doute un jour. Et si ce n'est pas moi qui le lirai, je dois penser à mes descendants. Depuis des années deux fantasmes m'accompagnent. Le premier : je me casse la jambe et dois rester longtemps tranquille. J'en profite pour lire goulûment du matin au soir. Le second : un adolescent passe chez nous de longues vacances à bouquiner toute la journée, comme je faisais autrefois. Je me souviens d'un été pluvieux en Angleterre, L'idiot de Dostoïevski dévoré en quelques jours, bonheur toujours vivace un demi-siècle plus tard.

Bouquiner... Comme il semble soudain vieux, désuet, ce mot-là. Tu parles du passé, pépère. Tes enfants ne partagent pas ta passion, quand ils viennent ils regardent plutôt le petit écran, ou le minuscule. Toi même passerais tes journées de plumard à tapoter l'ordi, et quant à écluser tout ce qui s'accumule dans ta bibliothèque d'attente, cinquante ans n'y suffiraient pas.

Les vraies raisons de cet engrangement maniaque ? Un attachement fétichiste à l'objet-livre. L'obsession d'amasser propre à l'avare. L'envie de frimer aussi sans doute. Le besoin surtout de dresser, en empilant les livres, des murailles me protégeant contre tous malheurs.

Les murailles atteignant bientôt les plafonds, il faudra bientôt songer à me séparer d'une partie des briques. Après tout, confier un livre à quelqu'un d'autre, lui offrir ainsi une nouvelle vie, c'est solidaire, écologique, et par conséquent conforme à mes idées affichées — plus qu'à mon vieux fonds égoïste. Ensuite, mieux vaut placer mes bouquins moi-même plutôt que de remettre leur sort entre les mains de mes héritiers, qui seront submergés sous la masse, les pauvres, et moins largement logés que moi.

Les donner où ? Je ne suis guère plus avancé que François Bon. Il existe à Paris, dans l'excellent cinéma les Sept Parnassiens, un tout petit coin-bibliothèque où l'on peut laisser des livres ou en prendre. Noble initiative, dont on voudrait qu'elle soit imitée partout. Mais les rayons de l'étagère parnassienne, toujours quasiment pleins, n'offrent qu'un débouché infime.

J'en arrive à songer au pilon. Eh oui : les livres meurent là-bas, mais après tout c'est pour ressusciter. Redevenus pâte à papier, recyclés, ils se réincarneront — en journaux, en prospectus ou en tracts, mais aussi en livres, peut-être, qui sait ? pour quelques privilégiés d'entre eux.

Soit. J'essaie de me figurer l'endroit — ou les endroits. On n'en parle guère. On cache ça comme une chose honteuse, violente. Une sorte d'abattoir. Ce doit être industriel, glacial. Et si j'y allais, mes bouquins sous le bras, le cerbère me répondrait dédaigneusement : On ne prend pas moins d'une tonne.

J'essaie d'imaginer un lieu plus humain où l'on serait accueilli avec ménagements. Une sorte de crématorium. Ce n'est pas moi que je vois là-bas, mais mes héritiers accablés par ma mort. Après s'être partagé laborieusement le dessus du panier, Pléiades et compagnie, et avoir vendu des rayons entiers pour une bouchée de pain, ils viennent écouler au Pilon l'invendable absolu : les ouvrages du Miel des anges. Emmaüs n'en a pas voulu, malgré ce nom choisi exprès pour l'amadouer. Mes enfants, ployant sous les cartons, sont accueillis par des ouvriers en bleu de travail noir et introduits cérémonieusement dans une salle, où pendant que la machine, de l'autre côté du mur, déchiquète les cadavres, puis malaxe et touille la pâte, les haut-parleurs noient les bruits incongrus sous un flot de mélodies grecques. Tout se termine dignement après tout. Je n'aurai donc pas bossé en vain.


Œuvre de Gregory Chiha
Oui, c'est vrai, on peut aussi les cramer...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°145 en octobre 2015)