SOULAGEMENT


Bizarre tout de même : en m'étalant ici de mois en mois, je m'attarde sur des détails infimes en passant sous silence des événements parmi les plus importants de ma vie. Question de pudeur sans doute — une pudeur étrangement sélective parfois. Une raison plus valable serait le respect dû à la vie privée de ceux que j'ai côtoyés. J'ai raconté naguère quelque part ma passion pour Luz, avec soulagement et délectation, mais je savais que Luz ne serait pas fâchée de se retrouver dans un livre ; alors que Nelly... Si elle apprenait que je parle un peu d'elle en ce moment, si longtemps après nos amours, elle serait furieuse. (Mais elle ne me lit pas, heureusement, hélas.)

Nelly fut l'un des grands amours de ma vie et le plus longuement douloureux. Combien de temps a-t-elle duré, cette histoire ? Impossible à dire. Je ne saurais situer sa fin. Le début, c'est clair : je rencontre Nelly à Thessalonique où nous sommes venus suivre un cours de grec pour étrangers pendant le mois d'août. Mon été fabuleux avec Luz date de l'année précédente, je reste meurtri, convalescent. Nelly va me servir à exorciser la perte de Luz. Fort différentes par ailleurs, les deux femmes ont le même âge — le mien —, viennent de l'autre côté de l'océan et n'ont pas d'autre homme dans leur vie. Je remarque Nelly dès le deuxième jour : elle mord dans une pêche à belles dents et la chair du fruit, jaune et un peu rouge autour du noyau, s'imprime aussitôt en moi. Nelly, à trente-cinq ans, est fraîche comme un fruit, souriante et douce, j'ai l'impression d'approcher une oasis. Elle me résiste un peu. Juste avant de me laisser l'embrasser, sur le balcon de ma petite maison près des remparts, elle frotte son front contre mon front comme un chat.

Elle a un sourire lumineux, mais c'est son corps entier qui m'apparaît souriant. Elle partage mon amour des chats, nous sommes tous deux végétariens, ce qui crée des liens. Les quinze derniers jours d'août sont une joyeuse idylle.

Puis chacun rentre chez soi. Elle m'écrit pour me remercier de «ce petit bout de chemin fait ensemble». Elle est, dit-elle, un «drôle d'oiseau», façon de dire qu'à présent elle s'envole. Pour elle, il s'agissait d'un amour d'été, d'une agréable parenthèse. À la fois sociable et solitaire, célibataire à jamais, elle a été terriblement malheureuse une fois à cause d'un homme et ne veut plus souffrir, ou faire souffrir. Si elle savait que je suis amoureux, elle couperait les ponts.

Je réponds aussitôt que je tiens à la revoir, en toute amitié. Une relation de plusieurs années commence, par lettres (le téléphone, à l'époque, reste hors de prix), avec trois ou quatre rencontres les années fastes, en Grèce, à Paris, à Amsterdam ou dans son lointain pays. Une relation pleine d'avancées, de reculs, avec des hauts brefs et intenses et des bas qui n'en finissent pas. Mon amour, que j'ai fini par avouer, lui fait peur. Elle ne se donnera jamais tout à fait. Sauf peut-être lorsque je traverse l'océan la première fois, en plein hiver, pour passer chez elle une semaine. Elle m'accueille en simple ami, mais le troisième jour, miracle, elle tombe dans mes bras. Jusque là, pendant dix-huit mois, nous nous parlions en grec exclusivement ; ce soir-là elle me dit soudain, Parle-moi en français. C'est comme si nous ôtions nos vêtements. Nous passons alors dans son lit quelques jours de rêve, comme dans les romans. Nous nous levons quelques heures à peine, et même, une fois, pas du tout. La vie s'est arrêtée, le froid glacial du dehors n'entre pas dans la maison douillette, la seule fois où le téléphone sonne elle répond toute nue debout dans le couloir, elle ne sera jamais plus aussi nue. Nous parlons désormais français. Elle finit par me montrer les lettres de l'homme qui l'a plaquée, les trouve assez banales finalement. Elle me dit qu'avec moi elle ne s'est jamais sentie aussi proche de quelqu'un.

Je repars vers la vie réelle, sur l'autre continent. La vie sans elle est irrespirable. Je lis fébrilement dans la rue sa première lettre, reçue poste restante, qui commence par une évocation extasiée des moments passés ensemble, de mes charmes divers, «mais je m'arrête là, car que vas-tu t'imaginer ?»

Pendant trois ou quatre ans elle est mon idée fixe. Je passe mon temps à lui écrire en cachette, glissant trois ou quatre feuillets dans des enveloppes que j'illustre par des collages et des coloriages. Je bassine mes amis en détaillant mes états d'âme. Je veux vaincre la distance, garder ma place près d'elle, l'entourer d'un amour parfait, loin des laideurs du quotidien. Je suis démesurément gentil. Ce qui l'enchante et lui pèse en même temps. Cet amour est une prison dorée aux barreaux invisibles. Elle se sent coupable, sûrement — c'est une fille bien — de ne pas pouvoir tout donner de ce que j'attends. Par moments elle doit étouffer.

L'été d'après notre rencontre, elle n'a pas voulu me rejoindre à Thessalonique, dans la petite maison près des remparts où je l'attendais. L'année suivant notre folle semaine d'hiver, elle m'annonce qu'elle fréquente un autre homme. Deux moments terribles, arrosés par des torrents de larmes, deux de ces chagrins dont on dira plus tard, Mais comment a-t-on pu se mettre dans des états pareils ?

Nous ne sommes plus amants. Je continue de lui faire la cour, je retraverse l'océan deux fois. Nous redevenons amants des années plus tard, brièvement. Je ne suis plus amoureux, m'étant calmé peu à peu, aidé par d'autres femmes. Nous nous retrouvons une dernière fois, elle et moi, sur une île grecque pendant trois jours ; de nouveau nous ne sommes plus amants et en la quittant, sur le ferry qui s'éloigne, suivant des yeux son bus qui s'éloigne aussi, je prends la décision de ne plus venir en Grèce l'été, de ne plus chercher à y revivre les grands moments d'autrefois. Le bus de Nelly qui rapetisse au loin, c'est aussi ma jeunesse qui s'en va.

Je dis adieu à l'été grec, mais pas à Nelly. Je crois qu'un grand amour ne peut pas totalement disparaître, qu'il doit se métamorphoser en amitié, en complicité. Je téléphone à mon amie une fois par an, chez elle, pendant son hivernage. Elle passe à Paris une fois, nous déjeunons ensemble. Elle repasse une autre fois sans me le dire. Il y a deux ans, je me rends compte que depuis des années c'est toujours moi qui appelle. À quoi bon m'obstiner ? Si je lui manque, elle n'aura qu'à faire signe.

J'attends toujours.

Ma décision d'écrire cette histoire, c'est sans doute l'aveu qu'elle est enfin achevée. Pourtant non, pas tout à fait. J'ai encore un peu mal. Si du moins j'étais sûr d'avoir laissé à Nelly de beaux souvenirs, je pourrais goûter tranquillement aux miens, mais je soupçonne qu'elle voit en moi un échec de sa part, qu'elle s'en veut de ses froideurs, qu'elle m'en veut de s'en vouloir à cause de moi, qu'elle cherche à m'oublier, et cela gâche tout.

Et puis nous sommes au mois d'août. Le mois que j'ai longtemps passé en Grèce, brûlant à tous points de vue. J'ai troqué ce mélange d'enfer et de paradis contre mon Éden banlieusard, calme, frais, délicieux. Mes journées ne sont pas moins pleines qu'alors, mais pleines autrement. Plus besoin de chasse à l'amour, il est là dans notre jardin, apprivoisé. Pourtant, à chaque fin d'été, le passé remue en moi. Je revois ces journées terribles où j'étais comme un insecte qui fait sa mue, entre deux carapaces, nu et la peau à vif. Je suis content d'avoir traversé ce feu d'enfer, il le fallait. Je ne voudrais y retourner pour rien au monde. Être vieux, quel soulagement.


Kipling, Histoires comme ça.
Le chat qui s'en va tout seul...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°144 en septembre 2015)