ÜBER ALLES


Au début de ce mois, l'Allemagne a frappé un grand coup. Les Grecs ayant largement voté non à de nouvelles restrictions imposées par leurs créanciers européens, les Allemands, qui dirigent l'Europe, les ont sévèrement châtiés, leur infligeant des privations pires encore.

Je n'étais pas en Grèce au matin du lundi 6 juillet 2015. Pendant trois jours je n'ai pas osé téléphoner là-bas. Je ne savais pas quoi dire et je savais trop bien ce que j'allais entendre. J'ai fini par envoyer un message à mes amis grecs, environ deux cents personnes, leur disant que moi aussi j'en étais malade et que je ne savais que faire pour les aider dans l'épreuve, sinon leur dire que je les aime, plus que jamais.

Les réponses, comme prévu, sont éloquentes.

«Je suis exténuée. Tous les jours j'ai l'impression qu'un rouleau compresseur nous passe dessus.»

«Dans la rue, ce qu'on lit dans les yeux des passants est indescriptible. Je n'ai jamais rien vu de pareil. On dirait qu'ils se sont fait battre ou violer.»

Certains de ceux à qui j'ai parlé pleuraient au bout du fil. De désespoir, de rage impuissante. Et je les comprends, j'en ai pleuré moi aussi. Une population épuisée par cinq ans d'austérité s'attend désormais à des sacrifices plus rudes encore, alors qu'elle n'en peut plus. La souffrance n'est pas seulement matérielle. Au manque d'argent, à l'angoisse du lendemain, s'ajoute l'humiliation de voir le pays mis sous tutelle et ses habitants traités de sales gamins irresponsables par une partie de l'opinion publique européenne ; sans compter un fort sentiment d'injustice, l'impression de n'avoir pas mérité une punition pareille ; punition par ailleurs inutile et absurde, puisque la purge qu'on fait subir à la Grèce, à l'efficacité de laquelle seuls les néo-libéraux les plus bornés persistent à croire, n'aura servi qu'à saccager le pays plus encore.

Les économistes sérieux ne cessent de développer ce dernier thème dans nos gazettes avec une batterie d'arguments imparable. (À mes yeux du moins. Comme on regrette ces derniers temps d'être nul en économie !) En face d'eux, il est vrai, le discours dominant s'étale plus violemment que jamais. Le Nouvel Obs, toujours schizophrène — vitrine de gauche et arrière-boutique de droite —, publie un «Que répondre à votre ami de droite qui vous bassine sur la Grèce ?», aussi pertinent que vigoureux, suivi, patatras, d'un «Que répondre à votre ami de gauche qui vous soûle sur la crise grecque ?» qu'on croirait pompé dans un magazine financier. Quant au Monde, fidèle encore à son ancienne tradition d'ouverture, on a beau y lire de tout, y compris des analyses justes et chaleureuses, une voix dominante se détache : celle de la haute finance. Un imbécile arrogant nommé Arnaud Leparmentier l'incarne jusqu'à la caricature. Mais si la presse et l'opinion sont divisées, on sent bien que pour beaucoup de gens les souffrances d'un peuple lointain sont chose abstraite, et que dans l'ensemble nous ne comprenons rien à ce qui se passe là-bas.

Les Grecs non plus, dans un sens. Mes amis blessés ne sont pas manichéens, ils reconnaissent très souvent la part de responsabilité du pays, la nullité de leurs dirigeants antérieurs, voire les erreurs de ceux d'aujourd'hui, mais la sanction leur paraît sans rapport avec la faute. Un leitmotiv : Qu'avons-nous fait, qu'ai-je fait moi-même, pour mériter ça ? Au point que la victime déboussolée finit par s'accuser :

«Avec tous ces coups que nous recevons, toutes ces calomnies, nous commençons à nous sentir inférieurs et coupables...»

Le ressentiment à l'égard du bourreau apparaît ici et là, quoi de plus naturel :

«Je m'efforce moi aussi de ne pas haïr les Allemands. Nous sommes fautifs nous aussi, idiots que nous sommes, mais Schäuble me rappelle certains personnages du procès de Nuremberg.» L'expression «quatrième Reich» est prononcée — c'est ce que la distinguée Mme Kauffmann, directrice de la rédaction du Monde, qualifie en se pinçant le nez d'»hystérie antiallemande».

En d'autres temps j'aurais jugé outrancières de telles attaques. Aujourd'hui ? Je sais bien, comme tout le monde (même ceux qui le nient effrontément le savent, et les Grecs eux-mêmes en sont conscients tout comme nous), que ceux qui gouvernent l'Allemagne sont les valets du véritable maître : la banque internationale. Et que s'ils s'acharnent contre un pays martyr, s'ils s'obstinent, contre toute évidence, à refuser la solution raisonnable et avantageuse pour tous : réduire ou supprimer sa dette, c'est qu'ils ont peur, et que ceux qui les manipulent ont peur. La clique internationale des grands de ce monde, aux richesses monstrueuses, aux pouvoirs colossaux, crève de peur face au petit bonhomme grec pratiquement seul qui les défie. Il faut à tout prix éliminer ce Tsìpras de malheur, ce sale gamin.

J'essaie de faire la part des choses, de ne pas me tromper de cible, de ne pas confondre non plus les dirigeants d'un pays avec ses citoyens, n'empêche : les agresseurs allemands ont été élus, et sont actuellement soutenus, par une large majorité de leurs compatriotes. Les parents de ces gens-là ont souffert de la faim jadis, mais c'est si loin tout ça, eux-mêmes vivent dans l'abondance et la sécurité, que peuvent-ils comprendre, ces bons gros, au drame subi par les Grecs ? Que sont les Grecs pour eux, sinon de joyeux drilles qui s'éclatent au soleil et ne cessent de danser le sirtaki que pour siroter leur ouzo ? Si des Allemands lambda lisaient ces lignes, ils me prendraient pour un fou. On aura beau leur rappeler le mal qu'on a fait à leur pays après une guerre mondiale en l'écrasant, et le bien qu'on lui a fait après une autre en le relevant, rien à faire, ils sont sourds, ils ont fait du passé table rase, les leçons du passé partent à la poubelle. Quand comprendront-ils que leur victoire toute fraîche est une défaite pour tout le monde : pour les Grecs, pour l'Europe entière et pour l'Allemagne aussi ? On peut être à la fois über alles et en dessous de tout.

L'Europe est morte le 6 juillet 2015. Elle a été assassinée, ironie du sort, par de soi-disant pro-européens. Ils l'ont sacrifiée à leur intérêt à court terme, à leurs petits comptes d'épiciers étriqués, égoïstes. C'est bien clair désormais : il n'y a pas d'Europe, mais l'Allemagne et ses colonies autour, plus ou moins émancipées, plus ou moins bien traitées. Si je me sens tout proche des Grecs, c'est aussi que je rame dans la même galère. Nous sommes aux ordres nous aussi. Chacun de nous a vu, voilà quelques jours, notre petit président lever timidement la main pour protester, puis baisser la tête quand la maîtresse et le directeur grincheux ont froncé le sourcil. (Il aura au moins montré qu'il a la moitié d'une couille, c'est plus que prévu.)

Voilà pourquoi ma tristesse est immense. Voilà pourquoi je porte le deuil. Voilà pourquoi le paisible écolo social-démocrate que je suis au fond se retrouve tout surpris aux côtés de l'extrême gauche, seule porteuse — pour l'instant du moins — d'un message lucide, propre et digne.

Je ne suis pas méchant, il m'arrive de vouloir comprendre l'ennemi, je suis même allé interroger sur Internet le passé du bourreau-en-chef, Herr Schäuble, ministre des Finances, adulé outre-Rhin, dont le terrible faciès glacé respire la hargne et la constipation. Je cherchais un détail qui le rende sympathique, ou ne serait-ce qu'humain. Rien trouvé. J'ai appris en revanche que cet homme qui vient de flinguer les Grecs a été flingué lui-même jadis par un fou, ce qui l'a cloué dans un fauteuil roulant. Plus tard, le fou a demandé pardon. Je ne sais ce qu'a répondu la victime. Ce fer de lance du parti dit démocrate-chrétien, à défaut d'être démocrate, a-t-il montré des sentiments chrétiens ? À défaut de jambes, a-t-il un cœur ?

Je doute qu'il passe l'été en Grèce, mais j'espère que ses compatriotes iront nombreux pisser là-bas leur bière et laisser quelques aumônes aux indigènes. Ils seront poliment reçus, n'en doutons pas. Les Grecs en ont vu d'autres, et s'ils sont petits économiquement, sur le plan moral, ces jours-ci, je les trouve plutôt grands. C'est à eux que revient le mot de la fin, prononcé par deux de mes amis :

«Je me sens furieuse et humiliée par ce qui se passe, mais en même temps je sens grandir en moi l'acharnement, la volonté de me battre pour mon pays en donnant le meilleur. Je chante, je parle, je diffuse mon héritage, voilà ce que je sais faire.»

«Même par terre, nous serons debout, Michel.

Nous reviendrons, Michel.

Nous gagnerons, Michel.

Nous n'humilierons pas les autres, nous.

Notre héritage ? La grandeur d'esprit.

La noblesse de l'âme, c'est nous.»


Ni un aigle, ni un faucon, mais un vautour fauve.
Quel rapport avec ce qui précède ?


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°143 en août 2015)