VAS-Y BOBET


J'ai déjà raconté la scène, elle ne me lâche pas. L'image est aujourd'hui aussi vive dans ma mémoire qu'il y a soixante ans — peut-être plus encore. Le 13 juillet 1954, tout au bout de la Bretagne, je vois passer le Tour de France. Louison Bobet, le grand champion français de l'époque, porteur du maillot jaune, est sorti du peloton et poursuit les échappés. Il les rejoindra avant l'arrivée à Brest et gagnera le Tour.

Déjà très populaire, il devient alors le héros de tout le pays. On ne peut plus rouler à vélo, ces années-là, sans que les gens vous crient, Vas-y Bobet ! Mais en 54 je suis encore tout gamin, c'est deux ans plus tard que Bobet deviendra, de façon banale, obligée, mon idole à moi aussi. Juillet 1956, même coin du Finistère. Nous déjeunons, mes parents et moi, dans la petite maison où nous passons toutes nos vacances. Là encore, la scène est d'une précision étonnante. Mon père ouvre le Télégramme de Brest et nous consultons la liste des engagés du Tour. Douze équipes de dix coureurs. Bobet n'y figure pas, je ne le sais que trop, tout le monde en parle : après avoir remporté l'épreuve trois fois de suite, il n'a pas voulu tenter la passe de quatre. J'en suis malade. Je refuse d'y croire. Je lis la liste des engagés, pris d'un espoir imbécile : se serait-il ravisé au dernier moment ? Je la relis une fois, deux fois, j'ai peut-être sauté son nom ? Dans une équipe régionale, un certain Bober, serait-ce une coquille ? Bover, son nom ressemble aussi... Et Poblet ?... Je n'y crois pas moi-même, évidemment. Bober a pour prénom Stanislas, Bover et Poblet sont espagnols. Petit crétin.

Et c'est parti pour une longue série de déceptions diverses au fil des ans. Je suis entré trop tard au fan-club, la star a entamé son déclin.

En juillet 1958, dans un autre coin de Bretagne, mes parents et moi, dans notre 203 bleue, voyons Bobet sortir d'une pharmacie. Mon père s'arrête pile, ma mère me lance : Dis-lui bonjour ! Je baisse la vitre et m'écrie, Bonjour monsieur Bobet ! — Bonjour mon p'tit.

Bobet m'a parlé ! J'en reste abasourdi, sans voix, pendant quelques minutes. C'est un grand bonheur, d'accord, mais l'année d'avant Bobet a perdu le Tour d'Italie pour une poignée de secondes, et cette année, quelques jours plus tôt, il a aussi perdu le Tour de France, terminant septième.

En mai 1959, il remporte Bordeaux-Paris, son ultime grande victoire, mais je ne le verrai pas passer devant chez nous : mes parents m'ont emmené, malgré mes hauts cris, assister à un concours hippique. En mai 1961, il court une dernière fois la même course et je réussis à éviter la sortie dominicale pour l'encourager : il est battu, deuxième à quelques secondes.

Il prend sa retraite et se lance dans le business, où sa soif de victoires et son acharnement méthodique font merveille, là aussi. Ma mère le rencontre un jour à un cocktail : le fils de boulanger devenu chef d'entreprise, qui nage dans le fric et se déplace dans son avion personnel, lui apparaît mondain, prétentieux, jouant les divas. Politiquement, il est du côté du manche, fermement à droite, rien de plus logique. Je l'entendrai des années plus tard dans une rediffusion de Radioscopie, l'émission de radio de Jacques Chancel. Cette fois on sent le grand homme dans ses petits souliers, il cherche ses mots, fait une faute de français — il n'a pas eu droit à de longues études, lui —, et cela le rendrait plus humain, plutôt sympathique. Oui, mais je suis déçu tout de même, pour la raison inverse : Bobet qui a le trac, Bobet intimidé, ce n'est plus Bobet. La statue se délite encore un peu plus.

Sur les photos prises avant sa mort, à cinquante-sept ans, il est devenu gros, bouffi par la cortisone sans doute, et cette fin prématurée fait naître des soupçons : se serait-il un peu trop dopé jadis, malgré les dénégations de son frère Jean, qui le vénère, qui roula un temps à son côté puis écrivit tout un livre à sa gloire ?

L'hagiographie du frère Jean, je l'ai lue et relue ainsi que d'autres bouquins du même style, et aujourd'hui encore, alors que les courses actuelles me laissent froid, je gaspille un temps précieux sur Internet, vadrouillant du côté des années 50, lisant ou relisant des vies d'anciens coureurs, regardant des bribes de ces courses qui m'étaient invisibles autrefois. Et voilà que l'autre jour, par hasard, je tombe sur une interview d'un coureur d'alors, l'Anglais Brian Robinson. Il raconte qu'un jour, avant le départ d'un obscur critérium, le grand Bobet lui adressa la parole : Sache que c'est convenu, aujourd'hui c'est moi qui gagne, et si tu cherches à me battre on ne t'invitera plus à courir nulle part.

Ne soyons pas naïf : les courses truquées existent, j'imagine, depuis que les hommes courent. Et les champions valeureux, pleins de panache, qui font rêver les petits garçons, passant tels des chevaliers blancs devant leurs yeux émerveillés, peuvent en même temps se conduire en caïds mafieux. Aucune idole n'est sans défaut, la belle affaire. Cela n'ôte rien à la beauté triomphale du souvenir du 13 juillet 1954, tout au bout de la Bretagne. Au contraire : l'image aura désormais, plus que jamais, des couleurs de paradis perdu. Car il y a quelques jours, en lisant cette révélation insignifiante, ce trou infime achevant de dégonfler l'idole, j'ai senti que cette fois, enfin, mon enfance était morte.


Je n'ai rien dit de cette étape du Giro 57 où Bobet et son équipe ont attaqué quand Gaul s'est arrêté pour pisser...
Avant la déconfiture...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°140 en mai 2015)