Contrairement à beaucoup de gens je n'ai qu'un prénom, hérité de mon grand-père paternel. Un prénom dont ma génération était alors envahie : dans ma classe de septième, nous étions quatre Michel et une Michèle. Cette popularité insolente, mon prénom l'a payée cher : aujourd'hui plus aucun enfant ne le reçoit, car il a vieilli avec nous, il sent désormais le vieux au point de se faire évincer (la honte !) par Mickaël, cet ersatz ridicule. Michel, banal d'abord, puis défraîchi, n'a jamais été un cadeau. Je fais avec, sans l'aimer, sans le haïr assez pour le virer.
Pauvre en prénoms, je compense par un joli choix de surnoms, sobriquets et diminutifs divers.
Cela commença très fort dans l'enfance. Au tout début, m'a-t-on dit, mes parents m'appelèrent La Lune, sans doute à cause de ma bouille de poupon bien ronde. (Ça n'a pas duré.) Ces premières années s'effacent presque toujours de nos mémoires, mais il me suffit de murmurer La Lune... La Lune... pour que j'entende, ô miracle, sortant claire et douce de la brume, la voix de ma mère, jeune à jamais. La Lune, ma petite madeleine à moi. Madeleine, le prénom de ma mère.
Mes grands-parents russes, eux, me parlaient dans leur langue : j'étais rarement Mikhaïl Igorevitch, version officielle guindée, mais très souvent Mìcha, gros mollasson, et parfois Michouk, petit marrant que j'aimais bien. Après La Lune, ma famille française, pour des raisons obscures, m'appela longtemps Patoki, autre rigolo sympa, quoique difficile à porter passé un certain âge. Google m'apprend qu'il y a un village nommé Patoki en Pologne et un autre au Pakistan, et que c'est aussi un nom de famille (trois personnes sur facebook), mais à l'époque j'étais unique et fier de l'être.
Mon nom de famille se trouvant flanqué d'une particule, je fus un garçonnet prétentieux qui se prenait pour un aristocrate. J'avais sept ans quand mes petits camarades agacés par ce «crâneur», comme on disait, me baptisèrent du nom d'un personnage de BD, Son Altesse Riri. Vers la même époque, celle des oreillons et de la rougeole, le docteur Avenier venant à mon chevet me saluait toujours d'un «Bonjour Monsieur le baron» goguenard.
Vu la pléthore de Michels, mes copains d'école se servirent beaucoup de mon patronyme, le plus souvent tronqué. Volko par-ci, Volko par-là, c'était facile, inévitable et Volko a survécu jusqu'à nos jours. Pas trop mal, ce Volko, sonore, martial, plutôt joyeux, même si à force j'en ai un peu marre. Un seul copain de lycée se distingua en récupérant la syllabe amputée : pour lui, je fus Vitch, ou Le Vitch. Un type épatant, ce Jean-Pierre Lion, qui bien plus tard allait écrire un très beau livre, et qui montrait déjà, par ce détail infime, un esprit libre et original. Il me plaît bien, ce Vitch. Si j'avais été auteur de BD, ou acteur dans les années 30, je serais devenu Vitch.
Avec d'autres copains, pendant les années de collège, nous pratiquâmes le zorglub, cette langue où l'on inverse l'ordre des lettres. Je fus donc Lehcim, à l'occasion, et j'ai aimé ce jeu enfantin au point de le pratiquer aujourd'hui encore, de temps à autre, avec l'amie Line ou le cousin Marc - pardon : Enil et Cram.
J'aime moins le Chronos dont l'ami Jacques m'affubla en classe prépa pour saluer ironiquement mon obsession du temps à ne pas perdre. Et je ne fus pas heureux un peu plus tard, devenu prof, lorsqu'une de mes classes, à qui j'avais fait étudier un texte sur une secte hindouiste, au lieu de m'appeler Volko (prof abrégé) comme les autres, me sobriqua ironiquement Krishna. Je n'étais pourtant pas encore végétarien en 1974, au Collège militaire de Saint-Cyr... Il n'y avait là que des garçons, fils de militaires, et les gars de cette classe-là, parmi tous mes élèves, sont les seuls qu'aujourd'hui je traite in petto de connards.
Appellations moins pittoresques, mais plus tendres, il y eut naturellement Mimi et Michou dont me gratifièrent certaines amies à diverses époques. Tombés en désuétude, ils font revivre aujourd'hui quand je me les prononce, avec une précision étonnante, les visages et les voix de charmants fantômes. Catherine Gombec disparue, Anne et Edithe perdues de vue, comme c'est loin déjà dans le temps, et comme c'est resté proche !
Mais le surnom le plus précieux est venu d'ailleurs. En novembre 2006, Pierre Strobel, ami délicieux, est très malade. Au lycée où nous avons passé quelques années ensemble, en cours de russe notamment, il m'appelait Volko, puis Michel quand il m'a retrouvé quarante ans plus tard. Et là, dans ses deux derniers mails, à quelques jours de sa mort, il écrit soudain : «Dorogoï Michka» — cher Michka en russe. Michka ! Le nom de l'ours en peluche de mon père. Michka qui sent bon l'enfance et la slavitude affectueuse. J'en ai été bouleversé. Dorogoï Piotr Morissovitch, huit ans après, ta mort me fait toujours aussi mal.
Vers la trentaine je me suis mis à fréquenter les Grecs. Du même coup un autre homme est né, ce qui appelait un nouveau baptême. Le son [ch] n'existant pas là-bas, Michel est devenu Micel, changement infime — puisqu'après tout je suis resté en grande partie le même —, mais suffisant pour faire symbole. Les Grecs me donnent parfois du Mihàlis, forme grecque de mon prénom, façon de me dire Tu es des nôtres. Très honoré, merci, mais un Grec a fait mieux encore : Yòrgos Cheimonas, l'un de mes auteurs, qui m'impressionnait tant par sa personne autant que par ses écrits, me lança un jour, d'un ton grave comme de coutume, «Vois-tu, Mihaïl...»
Cette forme-là, rare en grec, a un côté solennel, religieux. Je me suis soudain senti mieux qu'adopté : intronisé, admis dans je ne sais quelle caste angélique, messager de ces dieux que sont les poètes — même si mon saint patron n'est pas l'archange, mais un obscur byzantin, Michel le Confesseur. Ce Mihaïl grec, prononcé comme le Mikhaïl russe, je le transcris différemment pour montrer le chemin parcouru, histoire de traduire le sentiment intense, étrange qui m'a saisi ce jour-là : de Mikhaïl à Mihaïl, j'étais revenu à moi sans revenir au même, j'avais renoué ensemble une partie de mes moi dispersés.
La Russie que je maudis sans cesse, rien à faire, elle est toujours là.
J'oubliais : je suis devenu père, puis grand-père, ça alors ! Du coup j'ai enrichi ma collection : Papa, alias Papounet, s'est élargi en Papou et Papichel, en évitant Papy, ouf.
Face à toutes ces dénominations, point désagréables parfois, j'éprouve toujours, plus ou moins, de la gêne. L'impression que ce n'est jamais tout à fait moi. Le fond du problème, c'est sans doute que je suis un peu fatigué d'être quelqu'un — et toujours le même en plus ! J'ai bien essayé d'écrire sous pseudonyme (Sacha Marounian c'est moi, et Antoine Mervaux, et même Lucie Laframboise), et ça fait du bien sur le moment, mais pas moyen de tromper celui que par moments je voudrais fuir : moi-même.
Si seulement j'avais un joli nom. Que mes aïeux me pardonnent, franchement le mien n'est pas terrible — en français du moins. Volkovitch est rocailleux, bégayeux, et l'accent sur la dernière syllabe, sur quoi il faudrait glisser, lui porte le coup de grâce. On l'écorche souvent, il s'y prête à merveille, de v en w, de k en c ou kh, de tch en ch ou sh ou tsh et j'en passe. Je découpe soigneusement depuis des années ces orthographes déraillantes sur les lettres que nous recevons et les colle dans un album. Il y a là près de quatre-vingts avatars. J'ai beau être un peu vexé chaque fois qu'on connaît mal mon nom, cette piqûre d'épingle disparaît tandis que je tourne les pages de l'album, où une savante gradation réserve les plus flambantes horreurs pour la fin : Wolkhovitch, de Volqvich, Volkoviz, Volkowicht, Devolkovicth, Volkobicth, Wolkawich, Volkolvitch, Volkokvitch, Vokoovitch, Volcovite, Volkcouitch, Volicovitch, Volkovovitch, Volkovivitch, Volkozick, Volkovitut, Volkovitel, de Vorkovitc, Brocovitch, Kolkovitch, de Solkovitch, Yolkovich, Zolkouitch, Vilkovtich, Devolrouitch, Volkotch, Volkontch, Volkoniteh, Volkouiton, Volkovijon, de Valbouitch, Volkourtem, Vokovpsh...
Lisant cela, je jubile. Ce massacre me rend hilare, je me demande pourquoi. Je remarquais tout à l'heure qu'il y avait du plaisir à se réunifier, se rassembler, se ressembler, mais il existe sans doute une satisfaction plus profonde : celle de s'éparpiller, d'échapper aux autres et à soi-même. De se dissoudre, eh oui... — Mon vieux Hctivoklov, tu es un drôle de type. — Comme nous tous.
Une page de l'album. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°139 en avril 2015)