J'ai passé ma vie à l'école. On m'a donné des notes pendant vingt ans, j'en ai donné pendant quarante ans. De 0 à 10 dans le primaire, de 0 à 20 ensuite, c'était comme ça, semblait-il, depuis toujours, il était impensable de faire autrement et cela devait donc durer à jamais, sauf cataclysme majeur, sanglante révolution, effondrement du monde occidental.
On m'a dit l'autre jour que l'Éducation nationale s'apprêtait à supprimer les notes ! En fait il s'agirait de les remplacer par un autre système. Je ne sais pas quoi au juste — je n'ai pas lu la presse. Après tout, je ne suis plus concerné, tout cela devrait me laisser froid. Pourtant je m'aperçois que cette annonce me chagrine. C'est là sûrement une réaction de vieux, que le moindre changement déstabilise, pour qui chaque disparition d'une de ses vieilles habitudes est une sorte de petite mort. Quelqu'un d'autre en moi, il est vrai, se dit Tiens, tiens, un peu de changement, pourquoi pas, voyons voir. Cette voix de ma partie restée vivante, un peu étouffée déjà, saura-t-elle se faire entendre encore quelque temps ?
Une autre voix me chuchote : Rassure-toi, papy, elles ne sont pas encore mortes, tes notes. Souviens-toi de 68 !
C'est vrai, j'oubliais : l'un des grands bouleversements apportés par les événements fut le remplacement de la notation précédente par une nouvelle échelle simplifiée, d'où les chiffres avaient été bannis. On mettait A aux cracks et les nuls avaient D. (E existait en théorie, mais on évitait de l'utiliser : trop brutal.) Quel séisme ! Cela ne pouvait pas durer. Au lycée de Brimeil où j'atterris en 1971 pour mon premier poste, l'administration avait déjà commencé à infléchir le système, en ajoutant des plus et des moins : A+, A, A-, B+, etc. De très nombreux établissements firent de même, sabotant l'innovation en douce : cette échelle à quinze barreaux se retrouvait presque identique à l'ancienne. Certains, la jugeant trop imprécise encore, exigeaient des plus-plus et des moins-moins, mais on jugea plus simple de restaurer l'ordre antérieur : les notes sur 20 firent une rentrée en grâce triomphale deux ou trois ans plus tard. Aux réformateurs d'aujourd'hui je souhaite bon courage. Ce sera dur.
En fait je n'ai pas bien compris par quoi on veut remplacer l'échelle maudite à vingt barreaux. On parle de barème à cinq ou six échelons comme chez les Allemands (leur suprématie économique lui est-elle due ?), de suppressions des notes dans le primaire et des notes au-dessous de 4/10 ailleurs comme en Finlande, ou de remplacement par une «appréciation bienveillante». Après tout, pourquoi pas ? Si je ne me place pas du côté des réformateurs, je les laisserais faire sans protester.
Ce qui me gêne, tout de même, c'est les motivations des suppresseurs de notes. En 68, si je me souviens bien, on protestait contre les hiérarchies au nom de l'égalité — les partisans de l'égalité se jugeant par définition supérieurs aux autres, évidemment. Aujourd'hui, les considérations sont plus humanitaires : on veut protéger l'élève, adoucir autant que faire se peut ce traumatisme insupportable qu'est la «sale note» (comme on disait jadis) ou la «vieille note» (comme on dit aujourd'hui) qui vous met le moral à zéro. Ce qui, dans un sens, est contradictoire, voire comique. On prétend dorloter nos enfants, leur éviter tout contact douloureux avec la réalité, avant de les jeter sciemment dans une société de plus en plus cruelle, dans des entreprises où règne la compétition la plus violente et le mépris le plus féroce de l'individu. Ne vaudrait-il pas mieux les habituer progressivement par des sanctions, des exclusions, des séances d'humiliation, de délation, des jeux de rôle sadiques, des stages en entreprise chez Renault ou à La Poste ?
Calme-toi, me répondra-t-on : ces adoucissements concernent la masse, la piétaille des établissements publics, les futurs chômeurs ou semi-chômeurs, qui ont besoin d'un petit répit avant une vie de merde ; quant aux enfants de l'élite, des écoles sévères les noteront sévèrement et en feront des dirigeants sévères qui feront chier les autres pour se défouler.
Voilà qui se tient. Suis-je totalement rassuré ? Il faudrait peut-être demander leur avis aux élèves, qui ne sont pas si bêtes que ne le croient tant d'adultes. En l'occurrence, hélas, j'ai bien peur que les abonnés aux mauvaises notes soient unanimes à vouloir casser le thermomètre, et que les habitués aux bonnes combattent pour leur maintien.
Me voilà mal barré. Plus j'avance dans cet essai de réflexion, plus je me sens pitoyable. Ma position n'est-elle pas finalement celle des vieux birbes du SNALC et autres scrogneugneux, qui refusent tout changement systématiquement ? Pas tout à fait sans doute. J'ai toujours eu une conscience aiguë de l'aléatoire des notes. J'ai boycotté ou saboté sans états d'âme toutes ces nouvelles évaluations visant à comparer les établissements du pays entre eux et avec ceux des autres pays. J'ai utilisé les notes sans états d'âme non plus, comme moyen d'information, les multipliant si possible pour ôter de l'importance à chacune d'elles, et en veillant à toujours les désacraliser. J'insistais sur la subjectivité de mes propres notes — jusqu'à un certain point. Je commençais les dernières années en déclarant que les notes étaient supprimées ! (Silence de mort.) Qu'elles étaient remplacées par une appréciation chiffrée de 0 à 20 ! (Rires soulagés.) Certains m'ont pris pour un rigolo, je présume ; d'autres ont compris, je l'espère, où je voulais en venir. Plaisanter avec les notes, c'était déjà les dégonfler un peu.
Il faut de tout pour faire un monde, et si Dieu créa les docimologues et les didacticiens, c'est qu'ils doivent servir à quelque grand dessein mystérieux. Mais je crois finalement que le système de notation n'est pas l'essentiel. Qu'un mauvais prof appliquant un bon système tout neuf tout frais sorti de son emballage fera du sale boulot, tandis qu'un autre bricolant le système ancien se débrouillera mieux que lui. Que la dérision et l'auto-dérision, enfin, sont un bon outil pédagogique et une bonne leçon de vie en général. Bref, quel que soit le système, il faudrait d'abord que tous nos profs soient compétents, aiment leur métier, leurs élèves et sachent leur parler. Ce n'est sans doute pas pour tout de suite.
(Sur le même sujet, voir MES ÉCOLES, Éduquons !, «Corvée de notes».)
En fait, ça ne valait que 19... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°138 en mars 2015)