BRÈVES
N°138 Mars 2015
Il y a des mois comme ça. On a soigneusement choisi ses lectures, en recherchant le neuf, le goûteux, le nourrissant. Et on se plante. Pas seulement une fois, ce qui est normal, vu le risque, mais plusieurs.
Poésie du gérondif, par exemple. La grammaire vue comme un art, comme une source d'émotions et de bonheurs, quel beau sujet ! Un tel titre fait tilt. On se précipite. On découvre un ouvrage fort curieux, en effet. L'auteur, Jean-Pierre Minaudier, est atteint d'une folie bien sympathique : il collectionne les langues et leurs grammaires. Il nous fait voyager de l'une à l'autre, en insistant sur les plus étonnantes, et l'on apprend plein de choses, le grand mérite du livre est de nous rappeler l'infinie diversité du monde et que nous ne sommes pas son centre. Notre fou de langues n'est pas un scientifique, mais un «autodidacte», un «dilettante» qui nous parle sans prétention et sans lourdeur, avec passion, pittoresque et fantaisie, multipliant les remarques ponctuelles intéressantes. Les éditions Le Tripode ont bien fait de nous offrir ce cadeau qui a déjà réjoui plus d'un lecteur.
Il saura désormais, ce lecteur, dire son Notre Père en espéranto («Parto nia, kiu estas en la cielo, via nomo estu santigita, venu via regno...») ou en volapük (O fat obes, kel binol in suis, paisaludomöz nem ola, könomöd monargän ola...).
La déception ? Elle vient peu à peu. Il faut attendre la p.64 pour que la poésie de la grammaire soit évoquée :
«Ouvrir une nouvelle grammaire, c'est exactement la même chose qu'aborder l'œuvre d'un poète inconnu, avec son usage particulier de la langue, sa ''musique'' personnelle, ses thèmes de prédilection, ses métaphores et ses associations favorites, ses fulgurances et ses pannes d'inspiration.»
Le sujet annoncé ainsi ne sera pas traité. Le gérondif ne fera qu'une brève apparition, sans qu'on daigne nous dire en quoi consiste sa poésie. Il y a tromperie sur la marchandise, le contenu ne correspond pas à l'emballage. On reste dans le descriptif, sans véritable réflexion sur la valeur expressive de tel ou tel syntaxème, et la verve légère de l'auteur, agréable au début, devient à la longue un peu laborieuse et lourde.
Et puis comme c'est fastidieux et frustrant, toutes ces transcriptions de langues inconnues qui ne nous permettent pas de les entendre — ce qui est tout de même l'essentiel !
Tour de Babel. |
J'avais fort apprécié naguère Ils désertent, roman de Thierry Beinstingel. Son suivant, Faux nègres (Fayard) est décrit partout comme l'un des plus costauds de la rentrée. C'est l'histoire en 400 pages d'un village paumé de la France d'en-bas, de la «province lourde et lente», qui a voté massivement pour l'extrême-droite, où cela mis à part il ne se passe rien, et où deux bras cassés (un «faux journaliste» et un preneur de son «aveugle mutique») interrogent sur le pourquoi de ce vote quelques zombies du terroir, en vain. Comme le résume l'auteur lui-même : «une histoire ténue, des personnages vacillants, quelques anecdotes historiques secondaires, une question que l'on pose et à laquelle on ne répond jamais».
On sent là une double ambition. La première : tirer le portrait d'une certaine France, tenter d'expliquer notamment le succès actuel auprès des nuls d'une idéologie nulle. C'est réussi, sombre et glauque à souhait. La seconde ambition est toute flaubertienne : faire quelque chose avec (presque) rien. Montrer la misère, le vide, l'ennui sans ennuyer, de façon pleine et riche. C'est réussi là aussi, dans un sens : voilà un roman très élaboré, très intelligent, regorgeant d'allusions littéraires (l'auteur connaît son Rimbaud par cœur et parsème son texte de citations dudit), brillamment écrit. Témoin ce morceau de bravoure sur les yeux d'une femme :
«Jean avait remarqué l'éclat de son regard, l'olivine de l'iris, les reflets dorés du pourtour, quelque chose de sauvage au fond, la traversée de siècles farouches, une remontée à la surface de générations fauves, d'antécédents indomptés, de sangs obscurs. Une lueur intacte subsistait dans la matière de l'œil, quelque chose d'entier et de fondu, semblable à la hache préhistorique trouvée par son grand-père. Par la suite, devenue maman, plutôt que cette lumière joyeuse, il verrait souvent une ombre de sous-bois s'attarder sous les cils, au fur et à mesure du temps qui passe et qui, ici, engloutit tout.»
Qu'est-ce donc qui m'empêche de vibrer devant une telle virtuosité, dans ce passage comme dans tout le reste ? La virtuosité peut-être. Ce côté tour de force, lutteur de foire. L'écriture un peu trop concertée, systématique. Ces leitmotive un rien trop insistants, pour bien montrer que les personnages et le pays entier tournent en rond. Je veux bien admettre que c'est ma faute, que le lecteur n'a pas été à la hauteur de l'auteur, mais je le constate sans réussir à bien cerner pourquoi : j'admire et je reste en dehors. Faux nègres pour moi ne dégage aucune lumière, aucune chaleur, comme si le livre s'enlisait en se regardant patauger dans la boue.
Florence Aubenas, l'une des grandes voix du journalisme français, a publié sous le titre En France, aux éditions de l'Olivier, ses récentes chroniques parues dans Le Monde. Elles explorent le même terrain à peu près que le roman de Beinstigel : la France déshéritée — et pas seulement sur le plan économique et social. Plats de résistance : la campagne victorieuse du FN à Hénin-Beaumont, les vacances dans un camping en Camargue, plus quelques portraits de jeunes des cités.
On se gardera de comparer une suite de reportages et une fiction. Disons que le travail d'Aubenas est d'un abord plus facile, plus immédiat. De l'avoir lu par fragments, de semaine en semaine, n'est pas gênant, au contraire : l'accumulation donne une force supplémentaire à ce voyage accablant. On est terrifié plus d'une fois, lorsque par exemple un directeur d'école évoque ces parents d'élèves que les absences de profs ou l'illettrisme de leurs enfants laissent de marbre et qui soudain brandissent l'étendard contre la soi-disant théorie du genre en clamant : «Pas de prof, c'est beaucoup moins grave que fabriquer des homosexuels.»
Heureusement les passages comiques ne manquent pas non plus, témoin Frigide Barjot pleurant sur son divorce : «À quoi ça sert d'aller à l'école privée, si tout le monde part avec sa maîtresse ?»
Il y a aussi des moments étonnants, comme ce père musulman désespéré par sa fille : elle s'est enfoulardée, il refuse de sortir avec elle dans la rue. (Venez, monsieur, qu'on vous embrasse.)
Comment fait-elle, Florence Aubenas, pour accoucher ainsi les gens ? Pour qu'ils lui confient leurs pensées cachées, qui sont souvent les plus horribles ? Il est vrai que ces horreurs sont pour eux toutes naturelles.
On pourrait sans doute faire à ce portrait de la France le même reproche qu'à La misère du monde de Bourdieu : on a l'impression en lisant que le pays est tout entier plongé dans la misère matérielle et intellectuelle, alors qu'il est tout de même, actuellement, l'un des plus prospères au monde. Mais mieux vaut, n'est-ce pas, exagérer dans ce sens que dans l'autre...
Non, nous ne sommes pas tous homophobes ! |
Ce mois-ci, décidément, c'est l'obsession : voici encore un livre consacré au fascisme, lequel relève la tête ces temps-ci plus ou moins ouvertement. Les nouveaux rouges-bruns, de Jean-Loup Amselle (Lignes), étudie ces mutants qui passent de l'extrême gauche (rouge) à l'extrême droite (brune). Il y eut Doriot et Déat jadis, Garaudy et Vergès naguère, Dieudonné, Soral, Belghoul et pas mal d'autres aujourd'hui.
Bref mais dense, l'ouvrage explique bien les diverses causes de ce glissement contre nature — si l'on croit du moins que le rouge et le brun sont le contraire l'un de l'autre. Racisme, antisémitisme et populisme sont finement analysés ici, ainsi que le rôle ambigu de la laïcité, trop souvent devenue «un sous-texte du racisme», la partie la plus originale de l'étude étant sans doute les pages sur les effets pervers du primitivisme, cette idéalisation des sociétés autrefois dites primitives.
Quelques grands hommes sont égratignés au passage, dont Lévi-Strauss (un peu) et Pasolini (davantage). Les politologues pourront contester telle ou telle information, tel ou tel jugement, mais l'ensemble donne une juste idée de la complexité du réel, tout en rappelant que la distinction entre droite et gauche n'est en aucun cas une notion périmée...
Les éditions Lignes ont par ailleurs un sacré catalogue.
Encore un peu de politique :
«La religion sera toujours une nécessité politique. Vous chargeriez-vous de gouverner un peuple de raisonneurs ! Napoléon ne l'osait pas, il persécutait les idéologues. Pour empêcher les peuples de raisonner, il faut leur imposer des sentiments. Acceptons donc la religion catholique avec toutes ses conséquences. Si nous voulons que la France aille à la messe, ne devons-nous pas commencer par y aller nous-mêmes ? La religion, Armand, est, vous le voyez, le lien des préceptes conservateurs qui permettent aux riches de vivre tranquilles. La religion est intimement liée à la propriété. etc.»
Cette profession qu'on n'ose qualifier de foi, d'un cynisme décomplexé avant l'heure, n'est pas de Balzac lui-même, qui la place dans la bouche d'un de ses personnages ; reste qu'on aimerait savoir dans quelle mesure le Gros, légitimiste comme on sait, partageait les raisons de sa duchesse.
Là n'est pas le plus important du livre. La duchesse de Langeais appartient, avec Ferragus et La fille aux yeux d'or, à la trilogie intitulée Histoire des Treize où Balzac, grand amateur de fantastique, de conspirations et de pouvoirs occultes, se déchaîne plus que partout ailleurs.
Le général aime la duchesse, une coquette qui l'aguiche longuement mais se refuse, puis disparaît ; il la cherche dans le monde entier, la retrouve nonne dans un couvent perdu (l'aristocrate oisive est par ailleurs une musicienne géniale qu'il reconnaît sans la voir à sa façon de jouer de l'orgue à la messe) ; faisant partie d'une société secrète dont les membres, treize redoutables gaillards, ne reculent devant rien, il réussit à l'enlever avec leur aide — mais elle leur claque entre les doigts.
C'est totalement extravagant, forcené, d'une violence qui confine au sadisme. Relisant mon résumé, je me demande pourquoi ce Balzac flamboyant, qui sur le papier a tout pour me plaire, m'a finalement plutôt ennuyé. À l'image de cette scène où le général enlève une première fois la cruelle qu'il soumet avec un sang-froid glacial — lui qui bouillonne intérieurement — à des tortures morales odieuses et à vrai dire un peu longuettes. Balzac se vengeait là, dit-on, avec une auto-complaisance naïve, d'une dame qui avait eu l'audace de le dédaigner.
Film de 1941 |
Allons bon. La main de Carole a tiré du chapeau Petits traités II de Pascal Quignard, en Folio.
Je l'ai connu autrefois, Quignard. Nous avions seize ans. Depuis, quand je le lis, s'interpose l'image indélébile de l'ado génial et joyeux, qui relisait déjà Heidegger tout en écrivant une bio de Jésus-Christ ; et au désir d'aimer ses écrits s'ajoute la déception de ne pas y parvenir.
L'un de ses très nombreux livres m'a conquis : Vie secrète, texte sur l'amour, qui n'appartient à aucun genre et dont on a même pu dire que c'était un long poème. J'ai eu la certitude, en le lisant, que Quignard est un grand bonhomme. Ses romans ne m'ont pas totalement convaincu, l'effort de rester simple et clair semble le gêner. Ces Petits traités, seconde partie, sont du pur Quignard. L'auteur y aligne les variations sur des thèmes familiers : la lecture, la parole et le silence, le traumatisme de la naissance, la dépression. On y retrouve une pensée parmi les plus libres et originales qui soient, l'érudition étourdissante, les citations latines, les étymologies savantes, les vaticinations, leurs longs tunnels tortueux entrecoupés de lueurs fulgurantes.
C'est admirable, sans doute. Le début, notamment, où l'auteur aligne de belles définitions de la lecture :
«...cette étrange et longue et solitaire oisiveté, cette fuite, cette levée du temps, cette sorte de trou, de non-réel qui satellise et fascine...» «Conduite qui paraît dans un monde sacré neuve et profane, et dans un monde profane, sacrée.» «Ce n'était pas l'extase. Ce n'était pas la prière. Cela s'approchait un peu de l'examen de conscience mais ce n'était pas exactement cela.»
Quignard use ici de l'imparfait car selon lui, «Ceux qui lisent encore de nos jours sont des bêtes fossiles». Un pessimisme que je commence à partager au fond de moi, même si je lutte contre lui de toutes mes dernières forces.
Ce qui me gêne ? Ça, par exemple :
«Peut-être pense-t-il en silence que cette page, comme toutes les pages, elle est l'espace d'un retranchement de ce qui est visible dans ce qui s'abîme en silence. Peut-être pense-t-il : «Elle est ce mouvement de contagion où le silence dans le visible gagne le visible à sa propre invisibilité.»
Rien compris. Mais résistons à la tentation d'appeler ça du galimatias. Mettons que oui, Quignard est un grand monsieur — trop grand pour moi.
En cinquante ans, il n'a pas tellement changé... |
Il y a des mois comme ça, disions-nous. Pas de grand coup de cœur pour l'instant. Du côté de chez Dussert peut-être ? Parmi les écrivains morts et oubliés que cet homme précieux fait revivre dans Une forêt cachée (La Table ronde), nous exhumons ce mois-ci...
Henri Hertz !
— Henri qui ?
Hertz, poète, prosateur, critique, protégé d'Apollinaire et Max Jacob, fort peu connu de son vivant déjà (1875-1966), ne survit plus que par un mince recueil, Le guignol horizontal et autres récits, de 1923, réédité par Flammarion en 1971.
Cent pages à peine, c'est un peu court pour juger un auteur, dira-t-on, mais une seule page de Hertz suffit pour prendre en pleine figure, là encore, son originalité radicale. Autant les récits que voilà son courts, autant la scène à chaque fois est immense, cosmique, et l'imagination de l'auteur idem.
Ça commence par un dialogue entre Dieu et Newton regardant de haut la terre et les humains. Puis c'est un homme qui croit toute sa vie que les morts s'en vont par des trains secrets jusqu'à un terminus inconnu. Puis revoilà Dieu qui vient se balader sur terre, presque aussi étonné de ce qu'il voit que nous le sommes de ce que nous lisons :
«Jamais il n'eût imaginé que la goutte de moelle qu'il avait mise en pot dans le crâne du premier homme avec sa pousse de nerfs et de papilles, se fût reproduite de cette façon. Aux aguets sous le front, c'est devenu une pieuvre qui bat l'air, en tous sens, de ses tentacules féroces. Que de complications ! Que de ruses ! Que de batailles ! Tantôt l'abjection, tantôt la pureté sort d'un même événement. Des âmes magnifiques s'épanouissent dans le mépris. Des cœurs infâmes dans la considération.»
Parfois la narration laisse la place à des vers, sans prévenir, mais en prose ou en vers, Henri Hertz est poète.
Retournons chez les Vaudois. L'ami Lucien m'en avait recommandé trois. Jacques Chenevière et Pierre Girard, ces deux derniers mois, furent de belles découvertes, voici maintenant la non moins méconnue Catherine Colomb (1892-1965).
Châteaux en enfance, roman datant des années 40, se déroule il y a un siècle dans la campagne vaudoise. Belles propriétés, journées d'été, sentiment d'abondance heureuse, avec l'inévitable lot de maladies, de chagrins et de morts ; toute une salade d'époques et de personnages présentés dans un glissement coq-à-l'ânesque perpétuel, tout sur le même plan, personnes, bibelots, fleurs, odeurs, avec des ritournelles obsédantes comme chez Bienstingel mais pas dans le genre coup de marteau répété, plutôt comme un couple valsant, une alliance tournante de guilleret et de triste, de sarcasme et de douceur, de thématique désuète et de forme avant-gardiste, avec temps verbaux bizarres et syntaxe parfois cubiste.
Au bout d'une page ou deux je suis largué, je ne sais plus qui est qui ni qui fait quoi, un vrai naufrage. Et pourtant, miracle ! je vais continuer jusqu'au bout, parce que les auteurs du pays de ma mère jouissent chez moi d'un statut privilégié, et avant tout parce que Mme Colomb me mène par le bout du nez avec le tournoiement de ses phrases, lent et vif à la fois, cette apesanteur magique, ce lyrisme en même temps frais et chaud :
«Le temps était suspendu sur la trêve de septembre ; toute l'année, ses vents, ses orages, ne font que préparer ces journées miraculeuses où dans la balance que tient un Dieu à l'immense tête d'azur le vent du sud équilibre le vent du nord, où le lion joue avec l'agneau.»
«Cousin Emile passa des nuits, ce mois de février-là, à étudier le ciel ; ''nous sommes gâtés, disait-il à sa femme qui brodait des roses, des trompettes et des amours, nous sommes gâtés ! quelle richesse !''
«Le bourg s'arrêtait brusquement, sans banlieue ; la dernière des maisons contemplait comme un mortel qui a fermé les yeux et les rouvre en paradis les vignes, leur douce couleur sinople et le Château de Cottens sur sa colline.»
Le monde s'est-il souvent montré sous un si beau jour ? Et pour accroître encore mon bonheur, l'odeur du vieux papier de l'édition originale (La guilde du livre, 1945), achetée d'occasion, est un enchantement.
Tout compte fait, je n'aurai pas perdu mon mois de lecteur.
Catherine Colomb dans sa splendeur. |
Côté cinéma, février fut faste.
De Jean Grémillon, on connaît Gueule d'amour, Remorques et Lumière d'été, alors que Pattes blanches, qui dérouta le public à sa sortie en 1948, est resté dans l'ombre depuis. Il mérite pourtant d'être placé aussi haut que les précédents. Anouilh écrivit le scénario et faillit tourner le film, mais Grémillon est là intensément dans cette histoire très sombre où dans un petit port breton, partagé entre l'auberge et le château, trois hommes se déchirent autour d'une femme. Il y a là Suzy Delair délicieusement vulgaire, l'excellent Fernand Ledoux, Michel Bouquet jeune et mince (on ne le reconnaît pas !) et Arlette Thomas, craquante en petite bossue, qui aurait dû faire une grande carrière.
Arlette Thomas, Suzy Delair. |
Au SEL de Chèvres, projection spéciale de L'an 01, premier film de Jacques Doillon (1973), d'après la BD de Gébé. Sur le thème «on arrête de bosser, on trouve le bonheur», le film aligne une suite de sketches foutraques, joyeux, souvent marrants où l'on reconnaît les jeunes futures stars de l'époque, de Coluche à Depardieu.
D'où vient le malaise ? Dans le film, tout le monde a vingt ans. Dans la salle ce soir-là, tout le monde est vieux. Les jeunes de jadis, quarante ans plus tard, sont venus se recueillir sur la tombe de l'utopie défunte, alors que leurs enfants et petits-enfants ne savent même plus que le bonheur, un jour, c'était cesser le boulot, et non trouver un job.
Il y avait aussi Cabu... |
Ducastel et Martineau, duo talentueux, trop peu connu, m'ont ravi à chacun de leurs films et recommencent avec L'arbre et la forêt (2010). Une grande propriété, une famille qui se déchire, un homme qui doit avouer enfin son lourd secret, Guy Marchand et Françoise Fabian admirables, délicatesse et mélancolie, ce film est un vrai bonheur.
Fabian et Marchand |
Dans une banlieue d'Alger sinistre où l'on s'emmerde infiniment, les jeunes surtout, sous la chape de plomb d'une société moralisatrice et bloquée, un garçon et une fille se côtoient sans jamais pouvoir se rencontrer. Avec Les jours d'avant, tourné en 2013, petite merveille de finesse et d'acuité, Karim Moussaoui nous met dans sa poche en cinquante minutes. On passerait volontiers trois heures avec lui.
Mehdi Ramdani, Souhila Mallem. |
Mais le choc du mois vient d'Amérique. Il s'appelle It follows de David Robert Mitchell (2014).
Le Midwest des années 80. Une petite bande d'ados au sein de laquelle une fille est victime d'une étrange malédiction : des personnages terrifiants (visions ? réalité ?) la poursuivent. On est venu voir un bon film d'horreur, on est servi : c'est superbement mis en scène et porté par une musique de cauchemar. Mais It follows dépasse largement les limites du genre. Jusqu'à présent deux films m'ont vraiment flanqué la trouille : L'heure du loup d'Ingmar Bergman, et celui-ci. La terreur, à ce niveau-là, n'est pas une question d'habileté technique, mais résulte d'une vision profonde. Né d'un cauchemar d'enfance, traitant avec rigueur son thème principal : la fin de l'adolescence, la sexualité qui attire et terrorise, la peur du monde des adultes, ce film d'un quasi-débutant, débordant d'intelligence et d'idées, de signes qui font sens, cohérent jusque dans ses petites incohérences voulues, n'en finit pas de résonner en nous. Un peu comme un immense chef-d'œuvre qui lui est proche : La nuit du chasseur de Charles Laughton.
Retour sur It follows dans notre ANDOUILLE de ce mois, en réponse à une jeune blogueuse qui donne du film une assez curieuse vision...
Vision profonde. |
La médiathèque de Chèvres, après des mois et des mois de travaux, rouvre ses portes, dit-on ! On n'y croyait plus ! J'ai profité de sa fermeture pour réécouter mes CD à moi, en insistant ces derniers jours sur le jazz.
Je comprends qu'on soit fou de jazz, mais pourquoi ne le suis-je pas ? J'apprécie, mais sans vraiment vibrer. Mon disque de jazz préféré, c'est sans doute l'album des Double Six, pour des raisons en partie extra-jazzistiques.
Le groupe vocal des Double six est passé comme un météore dans les années 60. Il reprenait des enregistrements célèbres en chantant les parties des instruments sur des paroles extraordinaires dues à Mimi Perrin, qui dirigeait le groupe. Des paroles qui faisaient swinguer le français, calquées non seulement sur le rythme, mais sur les sonorités des instruments. Un tour de force étourdissant, euphorie garantie.
Mimi Perrin a dû arrêter pour raisons de santé. Elle s'est lancée dans la traduction où elle a vite fait merveille. C'est ainsi que je l'ai connue, dans les années 80. Elle a vécu jusqu'en 2010. Je l'adorais.
Les vinyls des Double Six ont été repris sur un CD que je me repasse régulièrement. Je le connais presque par cœur. Aujourd'hui, sur Dailytube, je vois pour la première fois les Double Six en concert, et Mimi dans son solo de «Rat race». J'en suis tout ému. Quelle agilité, quelle énergie souriante, quelle pêche ils avaient !
Mimi Perrin, années 60. |
Avant de finir, un mot sur nos flics, applaudis le mois dernier à la manif. C'était touchant. Notre police, hélas, a aussi un autre visage. Elle se montre souvent, ces temps-ci, d'une brutalité délibérée, désinhibée, digne de contrées moins démocratiques.
Dans ce pays, en neuf ans d'existence, le flash-ball a fait trente-six blessés graves et tué une fois. Ces quinze dernières années, la police a tué 127 personnes. Ces meurtres sont systématiquement couverts.
Les responsables ? Non pas les pandores eux-mêmes, simples exécutants, mais les messieurs d'en haut qui les poussent à la violence et couvrent leurs bavures. Qui commande chez nous ? Le président hypocrite et pâlot, ou son premier ministre laissé sans muselière ?
Les vrais responsables : nous tous, citoyens indignes, dont le silence avachi absout les criminels en uniforme.
Nantes, samedi 21 février 2015. |
Le 1er avril, on parlera de Gracq, de Balzac, De Reinhardt, de Blanchard, de Cami, de Kerckhove, de Lawrence, de Samarasan, de quatorze jeunes poètes français, de la sortie chez Quidam d'un recueil de proses de Mihàlis Ganas, Quelques femmes, et des deux prochaines publications du Miel des anges : l'anthologie des Poètes du 21e siècle (volume 3) et un choix de poèmes de Nìkos Karoùzos sous le titre Poèmes dans l'obscurité.
Le miel des anges a désormais son site, oyez, oyez ! Et aussi sa page facebook, il paraît que ça peut servir, on verra bien.
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(réponse sur le numéro de la citation...)
Au début de leur carrière (et très souvent aussi à la fin), les inventeurs et les génies étaient toujours considérés par la société comme, ni plus ni moins, des imbéciles.
La science, comme la poésie, on le sait, se trouve à un pas de la folie.
Les tournoiements de Van Gogh ne me semblaient plus qu'arabesques charmantes, comparés à l'abîme de la réalité. (...) J'en vins même à me dire que la considération simplement honnête et attentive du réel devait fatalement conduire à la folie.