MARCHONS, MARCHONS...


Après avoir longtemps marché, nous voilà dans le métro, assis à côté d'une vieille dame qui nous dit : J'aime les jours de manif. C'est le contraire des autres jours. Pour une fois je n'ai pas peur de prendre le métro, les gens sont gentils.

Ces jours-là, en effet, les gens se parlent au lieu de faire la gueule chacun dans son coin. En d'autres circonstances, nous n'aurions pas parlé avec la vieille dame. C'est là un des moments étonnants de cette journée du 11 janvier 2015, qui n'aura cessé de nous en offrir.

D'abord, l'affluence. Parti de ma banlieue en métro, j'ai été pris dans une cohue monstrueuse. La rame traînait de station en station avec des pauses interminables. Sur les quais noirs de monde, presque personne ne pouvait monter. Quand je suis sorti, deux stations avant République d'où le cortège devait partir, j'ai eu un mal fou à me frayer un chemin dans une foule compacte pour rejoindre le restaurant du Marais où m'attendait Carole.

Des grosses manifs, j'en ai connu quelques unes, mais là, aucun doute, les records sont pulvérisés. On prévoyait une participation géante, tous les partis ou presque ayant appelé à défiler, mais pareille lame de fond, comment prévoir ?

L'ambiance, elle aussi, m'a pris au dépourvu. Je m'attendais à une marche funèbre, silencieuse, recueillie, vu l'horreur de ce qui s'est passé, le nombre de morts que nous pleurons ; une marche sans banderoles, vu l'extrême diversité des participants, aux motivations radicalement opposées parfois. Or j'ai retrouvé l'atmosphère festive habituelle, les pancartes aux inscriptions marrantes, les slogans scandés, les plaisanteries et les sourires qu'on échange avec des inconnus.

Il y a toujours de la colère dans une manif, on ne quitte pas son chez-soi douillet pour battre le pavé un dimanche après-midi si l'on n'est pas poussé par l'indignation, et si l'on marche c'est pour défendre quelque chose de précieux contre ceux qui veulent nous en priver. Mais la colère, à chaque manif, et en particulier aujourd'hui, est débordée par un sentiment plus fort encore, une vague d'euphorie collective, le bonheur de n'être pas seul, de se tenir chaud, de se réconforter les uns les autres après une agression sauvage et d'annuler celle-ci en la noyant sous notre masse. Si l'on a tellement plaisanté entre République et Nation malgré le chagrin, c'est qu'en tuant Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, quelques brutes sinistres soutenues par des millions d'abrutis ont voulu tuer le rire, et que nous sommes venus marcher pour défendre le droit (le devoir ?) de se marrer. La rigolade est devenue du même coup un acte civique.

Autre chose a bridé notre colère, l'a empêchée d'éclater en imprécations : face à des criminels qui suintent la haine de l'autre, la meilleure façon de dire non à la haine c'est de ne pas en avoir en soi, ou du moins de ne pas en montrer. Une seule fausse note, selon moi, dans cette journée historique : les Marseillaises qui ont fusé ici ou là, reprises par des milliers de mâles gosiers. «Qu'un sanguimpur abreuve nos sillons», non, vraiment, ce n'était pas le jour. Quand serons-nous délivrés enfin de cette rengaine à la con ? Profitant de ce que les enfants de la patrie reprenaient leur souffle, j'ai crié bêtement, de toutes mes forces, Non à la Marseillaise ! Non à ce chant de haine !... Un autre jour on m'aurait hué sans doute ; là, silence, à part une voix dans la foule qui a dit, Bon, on ne va pas se disputer aujourd'hui...

J'avais raison et la voix aussi. J'ai beau fouiller dans mes souvenirs, je ne me revois pas marchant animé par la haine (je n'étais pas, on s'en doute, aux grands défilés homophobes récents). Une manif, même laïque, est en principe une sorte de communion, un acte vaguement religieux, vaguement magique. Notre procession d'aujourd'hui n'a-t-elle pas été un gigantesque exorcisme, une tentative pour surmonter le chagrin et la peur ? Ces Marseillaises incongrues, je veux croire qu'elles partaient d'un bon sentiment, qu'elles étaient chantées par des immigrés voulant clamer leur amour d'un pays plus libre et tolérant que le leur.

Une douceur angélique, apparemment, était descendue sur nous tous. Un peu plus tard, tandis que Carole et moi avancions sur le boulevard Beau-marcher au cœur de l'immense foule avec la lenteur solennelle qui s'impose, un léger klaxon a retenti derrière nous : un colonne de CRS dans leurs voitures blindées remontait le cortège. Alors, spontanément, notre foule s'est mise à applaudir.

Tu entends ça, Cabu ? Ils applaudissaient les flics !

Moi je n'ai pas pu. Trop sidéré. Je regardais les hommes en bleu passer, je scrutais leurs visages impassibles pour la plupart, assujettis peut-être à un règlement qui interdirait toute manifestation (de sentiment), ou tétanisés par la stupeur, ou n'ayant rien remarqué, ou n'osant y croire, imaginant un canular géant machiné par ces petits connards de Charlie-Hebdo. Deux ou trois d'entre eux, tout de même, ont esquissé en douce un timide sourire, se disant sans doute ce que je n'osais leur crier : Profites-en mon petit vieux, tu n'es pas près de revivre ça.

Applaudir les flics avait aujourd'hui un sens, j'en conviens : trois d'entre eux sont morts dans les attentats, passant pour une fois du côté des victimes. Pourquoi faut-il que me soit revenue alors une très vilaine pensée ? Le 17 octobre 1961, les grands-pères de ces messieurs ont balancé dans la Seine quelques dizaines de bougnoules, comme on disait alors, et depuis j'attends toujours qu'un de nos gouvernements successifs demande enfin pardon, effaçant du même coup le crime — autant que faire se peut. Le crime qui jusque là restera intact.

Quel rapport entre aujourd'hui et cette histoire antédiluvienne, qui ne dérange presque plus personne ? D'accord, aucun. Ne gâchons pas cette belle journée. Il sera bien assez tôt demain, après l'ivresse, pour l'inévitable gueule de bois.


Nous l'avons tous dans les yeux à jamais.
Inutile de montrer la foule...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°137 en février 2015)