BRÈVES
N°137 Février 2015
Résumé express : début janvier, à Paris, des islamistes assassinent mon ami le grand Duduche, non-violent notoire, et ma jeunesse avec. Du même coup, les tueurs sabotent la promo du bouquin d'Houellebecq. Pour faire bon poids, ils dézinguent d'autres innocents, dont deux musulmans (règlement de comptes entre sunnites et chiites ?). La mort de quatre juifs dans une seconde attaque est accueillie à Alger par des clameurs de joie. Une manif géante rassemble à Paris les défenseurs de la liberté d'expression sous l'œil ébahi des victimes, Cabu et Wolinski en tête, qui ont commencé à foutre un joyeux boxon chez Dieu-le-Père. Leur journal, Charlie-Hebdo, est brusquement porté aux nues par des millions de gens qui de leur vivant l'ignoraient ou le jugeaient grossier. Les jours suivants, l'ardeur guerrière mollit un peu, certains de ceux qui défilaient commencent à se défiler, disant qu'il ne faut pas caricaturer l'Islam, que se moquer des religions c'est pas cool. N'empêche : marcher tous ensemble nous aura fait du bien ce jour-là, et il en restera sans doute quelque chose.
La tragédie a suscité une foule de commentaires d'une belle tenue ; j'y ajouterai seulement ceci, que je ne crois pas avoir entendu ces derniers jours : les fameuses caricatures de Mahomet parues en 2006, qui ont tant fâché certains musulmans, n'étaient pas une attaque, mais une défense. Elles ne visaient pas le Prophète, mais le monstre sanguinaire en quoi certains fanatiques l'ont changé. L'agression ? La fatwa contre Salman Rushdie, condamné à mort pour avoir vaguement persiflé l'Islam. Si certains musulmans furent alors choqués par cet effrayant mépris de la vie humaine, leur protestation fut d'une discrétion virginale et je leur en veux encore. L'image ci-dessous, qui se passe de commentaires, blessera peut-être les volkonautes musulmans, s'il y en a ; j'en suis désolé, mais il leur faut comprendre que dans l'affaire j'ai été blessé avant eux et au moins autant qu'eux, blessé dans ma religion à moi qui vaut bien la leur, et que manifester contre la barbarie en reproduisant ce dessin, c'est à mes yeux un devoir sacré.
Boomerang islamique |
En Grèce, enfin une bonne nouvelle : le parti anti-austérité l'emporte largement aux élections législatives. Ceux qui ont voté pour lui ne l'ont sans doute pas tous fait dans l'enthousiasme, mais ses adversaires étaient si tristement nuls... Et puis, à l'heure où les gouvernements de gauche appliquent des politiques de centre droit, n'est-il pas logique, si l'on veut une politique socialiste, de voter pour l'extrême gauche ?
Voyons comment ce petit David va se défendre face aux Goliaths cruels qui mènent le monde. Bon courage, Alèxis Tsìpras. Tenez bon, amis Grecs.
Aider les Grecs, avec mes faibles moyens — les livres, les écrits, la parole — c'est fatigant mais parfois très doux. Le mois dernier, trois voyages m'ont comblé.
À Lesneven, petite ville au nord de Brest, j'ai été de nouveau accueilli au lycée Saint-François qui est peut-être — vivent les Bretons ! — le premier de France pour le nombre d'élèves de grec ancien : 120 en comptant le collège ! Retrouver les salles de classe pour parler de la Grèce d'aujourd'hui à ces distingués hellénistes, c'est un bonheur.
À l'île de Ré, concert-lecture consacré aux chansons rebètika. Je lis ma traduction française, puis Nicolas Syros et ses musiciens interprètent la chanson. Le théâtre de la Maline est un lieu enchanteur, où artistes et public sont accueillis avec une chaleur toute familiale, merci Catherine.
À Marseille, même formule, mais cette fois sur les poèmes de Kavvadìas mis en musique. Cette fois je fais équipe avec deux jeunes chanteuses aux voix délicieuses, Elèni Bràtsou et Kalliròï Raouzèou, cette dernière tenant aussi le piano. Quant au lieu, la Maison du chant, où stages et concerts se succèdent, c'est un refuge on ne peut plus chaleureux fréquenté par un public en or, merci Odile.
Sans les femmes, que deviendrions-nous ?
Elèni & Kalliroï |
À Lesneven, à Ré, à Marseille, vu à chaque fois la mer. Parmi les livres emportés, Marée basse marée haute de J.-B. Pontalis (Folio).
C'est son dernier, paru juste après la mort en 2013 du grand psychanalyste devenu écrivain. Inclassable comme ses livres précédents, il leur ressemble comme un frère, nourri comme eux par les expériences d'une vie bien remplie et plus encore par celles de ses patients, et composé comme eux de fragments plus ou moins reliés entre eux, entre le récit et l'essai. Plus bref cette fois, fait de fragments eux-mêmes plus courts et moins reliés entre eux, comparés par l'auteur aux coquillages et aux bouts de bois ou de corde que la mer dépose, cailloux d'une mosaïque dont le dessin ne sera révélé qu'à la toute fin du livre :
«Marée basse, marée haute, cette alternance est à l'image de ma vie, de toute vie peut-être.»
Pourquoi pas, se dit-on, mais c'est un peu court sans doute comme thème central, un peu vague. Tout comme l'ensemble du livre, qui laisse un peu sur sa faim l'admirateur d'Elles, de L'amour des commencements ou de L'enfant des limbes. C'est comme toujours intelligent, profondément humain, subtilement quoique simplement écrit, on ne perd pas son temps, on apprend et on se fait plaisir, mais malgré une fin volontariste («La vie s'éloigne, mais elle revient»), cet adagio final sent un peu la fatigue et l'énergie perdue, la vraie fin étant l'avant-dernier texte, qui se termine par «le vide, l'abîme, le néant, au cœur de toute vie, surtout de celles qu'on se félicite d'avoir réussies».
Le vrai titre serait plutôt Marée haute marée basse...
Le tirage au sort ce mois-ci fait émerger des grands fonds de ma bibliothèque, où il attendait depuis quarante-cinq ans, un numéro de la revue L'arc consacré à Herman Melville — autrement dit, à l'un des géants.
Melville est lié pour moi aux années d'études. Je ne l'ai pas relu depuis, comme si je craignais de dissiper un enchantement. Il y eut Moby Dick d'abord, que tout le monde connaît de nom, son souffle impétueux, visionnaire et sa page extraordinaire, souvenir cher entre tous, sur la blancheur de la baleine — elle me valut, à un oral, la meilleure note de ma vie. Puis Bartleby et son héros qui ne s'efface que pour mieux nous hanter ; puis Benito Cereno et son interrogation angoissée sur le Bien et le Mal ; enfin, le sommet peut-être : le bouleversant Billy Budd, film de Peter Ustinov.
Les œuvres ont la priorité sur les gloses, et je ne voulais pas me plonger dans cette revue avant d'avoir lu au moins Pierre ou les ambiguïtés, autre livre-phare, mais long et touffu, dit-on. Je ne suis pas encore prêt — ou plus assez entraîné. Je feuillette L'arc un peu vite, m'attardant sur les contributions de gens que je connais et que j'estime : Jean-Jacques Mayoux, grand prof et Pierre Leyris, grand traducteur. Celle de Claude-Michel Cluny n'est pas moins remarquable, mais c'est tout l'ensemble qui a fière allure. Il est vrai que l'œuvre melvillienne, d'une densité symbolique presque étouffante, est du gâteau pour les commentateurs. Je m'attarde sur la partie biographique, sur l'amitié de Melville avec Hawthorne (passionnée de son côté, assez tièdement reçue), sur ses lettres au même Hawthorne ; j'apprends que Melville fut aussi un poète prolifique et de grande valeur — à preuve, ici, quelques trop rares échantillons, qui mériteraient une traduction mieux balancée. Car elle n'est pas de Leyris, hélas.
Film de Peter Ustinov (1962), excellent si mes souvenirs sont bons. |
La poésie me tire par la manche. Lis-moi, occupe-toi de moi ! Arrête un moment de traduire à tour de bras tes Grecs, il y a aussi des poètes en France !
C'est le moment d'aller jeter un œil dans la collection Présence de la Poésie, animée jadis par Pierre Seghers et que Cécile Odartchenko a fait revivre aux éditions des Vanneaux.
Pourquoi pas Jean Malrieu ? Ce poète discret, quelque peu oublié, se trouve présenté ici par l'excellent Pierre Dhainaut, ce qui est une référence.
Lire certains poètes exige un effort perpétuel, tous muscles mentaux tendus ; ici, rien de tel. Malrieu me parle d'une voix claire. Il a, nous dit-on, beaucoup écrit, trop peut-être, mais les soixante pages de poèmes qui suivent les soixante pages de présentation déroulent sans bavardage leur flot intarissable d'images limpides, comme si la poésie, ça coulait de source.
Il suffit d'une image comme «Toi qui prends le ciel de toutes parts / Comme l'eau le navire...» ou «Le jour s'ébroue dans la poussière» pour être embarqué, conquis. Il y a, dans les poèmes rassemblés là une lumière d'aurore, et le désir dans toute sa fraîcheur irriguant de beaux poèmes d'amour :
J'attends toujours avec surprise que l'air se dénude, que l'habitude se démode, que tu viennes. Je regarde le quotidien avec attention. Les feuilles bougent. C'est le désir. Confondue dans l'arbre et la lumière, tu viens nue. Et je ne sais si je parle de celle que j'aime ou de la vie. Quelle sève dans tes jambes, quelle saveur en ton sein ! J'ai dû toucher la sensibilité de la matière. Tout est hanté. Je ne sais si je parle de l'âme ou de la femme. Tout est vrai...
Aucun rapport, à première vue, entre un poète et un auteur de polars comme Dashiell Hammett. Et pourtant j'en vois un : la recherche d'une langue la plus dense possible.
Je ne l'ai pas assez lu, le grand Hammett, et j'ai tort. En abordant une nouvelle datant de ses débuts, The gutting of Couffignal (Le sac de Couffignal, en Folio), j'attends surtout une leçon d'écriture, l'intrigue policière passant pour moi au second plan. Près de San Francisco, une petite île pour gens friqués est pillée un soir par un gang mystérieux. Les péripéties se succèdent et en effet, ça se lit agréablement, l'écriture est aussi sèche et efficace que prévu, mais on reste tout de même un peu insatisfait. Tout paraît si simple. On n'a rien compris. Mais le détective privé qui se trouvait là par hasard est plus malin que nous, il nous dit ce qui s'est vraiment passé. Alors tout bascule, tout change de sens — un peu comme dans le vertigineux Benito Cereno de Melville — et du coup l'on est scotché jusqu'au bout. Chapeau, l'artiste.
Pourquoi parler de ce texte-là plutôt que de l'un des grands romans ?
Parce que Folio nous en propose aujourd'hui deux traductions, l'une en Folio policier, l'autre en Folio bilingue. Pourquoi pas une petite étude comparative dans le CARNET DU TRADUCTEUR ?
Elle est là, sous le titre «Hammett aplati».
Hammett et sa Remington. |
Nadejda Alexandrovna Lokhvitskaïa (1872-1952), dite Nadejda Teffi, est à peu près contemporaine de Hammett, mais rien ne rapproche le rugueux Américain, sympathisant communiste et l'aristocratique humoriste russe. Célèbre dans les années 30 auprès de ses compatriotes émigrés comme elle, Teffi a bientôt disparu des radars et je ne l'aurais jamais connue sans notre bienfaiteur Éric Dussert, qui dans son précieux livre Une forêt cachée (La table ronde) ressuscite 156 écrivains oubliés, dont elle.
Et le temps s'arrêta (éditions de Fallois) réunit trente histoires tirées de divers recueils, publiées entre 1916 et 1947, qui oscillent entre nouvelle et récit autobiographique. On leur a fait suivre une vague chronologie, de la fillette du premier récit à la vieille femme du dernier. Si le temps ne s'arrête pas tout à fait en lisant, disons qu'il passe agréablement à écouter Teffi égrenant ses souvenirs. Au charme de la Russie disparue qu'elle décrit après Nabokov, Bounine et bien d'autres s'ajoute celui de la narration, vive, sensible, rêveuse, et si la réalité s'imprègne ici naturellement de merveilleux, ce n'est pas seulement que le souvenir embellit tout : c'est l'âme russe qui le veut, la fameuse âme slave que l'auteure évoque dans quelques pages admirables qui suffiraient à justifier la lecture. Elles nous font sentir de l'intérieur la violence du printemps, la puissance des superstitions, ou — dans «Volja» par exemple — cette force incompréhensible, invincible, animale, qui pousse (ou poussait ?) parfois les gens là-bas sur les routes, faisant d'eux des vagabonds :
«La civilisation nous recouvre d'une couche légère que la nature a vite fait de percer sans plus de façons. Au printemps, quand les voix de la terre qui s'éveille retentissent plus fort et lancent un appel vibrant à la liberté, nous nous laissons emporter comme les rats attirés hors de la ville par le pipeau du charmeur médiéval.»
Comme ce garçon bien sage, devenu officier, qui part soudain sans prévenir et revient quelques mois plus tard, «ivre, en loques, joyeux, extatique même».
Existe-t-elle encore sous Poutine, cette sainte et idiote folie ? Où sont-ils tous trop occupés à envahir l'Ukraine ?
La traductrice a une conception assez originale de l'emploi des temps et du niveau de langue des dialogues, mais Teffi résiste bien et la lecture n'en est pas vraiment gênée.
La belle Nadejda. |
Autre rendez-vous mensuel cette année : Balzac, avec la célèbre Rabouilleuse.
Quand on la résume, l'histoire prend l'allure d'un conte, ou d'un mélo, tout en rappelant celle de Caïn et Abel. Les deux héros sont frères : l'un, jeune peintre doué, va longtemps galérer avant d'atteindre le succès ; l'autre, officier de Napoléon devenu aventurier, va connaître mille revers de fortune avant de s'enrichir, puis de tout perdre ; l'un est on ne peut plus gentil, l'autre une crapule détestable ; l'un vénère et aide sa mère, l'autre la méprise et l'abandonne. En même temps, comme toujours chez Balzac, l'argent s'étale partout, sans lequel on n'est rien, on est plongé dans des machinations financières sans fin, des histoires d'héritage notamment, auxquelles on ne comprend que couic. Plus balzacien que La rabouilleuse, tu meurs : on a un pied dans la réalité la plus matérielle et l'autre dans l'excessif, le fantastique. Le personnage du mauvais frère, inoubliable, est à la fois un monstre de légende et l'analyse très fine d'un fait social : la survie problématique des demi-soldes, officiers bonapartistes rescapés des tueries et devenus chômeurs.
À quoi s'ajoute, encore un must balzacien, l'opposition entre «le poétique Paris» et «la muette et sèche province», représentée ici par Issoudun, sinistre à souhait. Les choses ont changé depuis...
Feuilletonesque par moments, cette Rabouilleuse ? Artificiel, le coup de théâtre final ? Certes, et alors ? On en redemande. Balzac nous embobine aussi par ses défauts.
Autre familier de ces Brèves, mais nettement moins tonitruant, invité ici pour chacun de ses livres, il salue discrètement et repart vadrouiller, regarder, prendre des notes. Il s'intéresse en général à ce que d'autres jugeraient sans intérêt : lieux déshérités, moches ou vides. Il en tire des livres petits par la taille, mais bien pleins. Les éditeurs qui le publient — Gallimard, Finitude, Le temps qu'il fait, Le bruit du temps, ce qu'il y a de meilleur —, sont à eux seuls une preuve de son talent.
Il s'appelle Gilles Ortlieb. Il vient de publier au Bruit du temps une réédition de son premier livre de prose, Soldats et autres récits, paru en 1991, augmenté de trois textes ultérieurs qui le complètent. Il nous promène en train dans des coins perdus de Belgique, dans des banlieues parisiennes pourries, en Grèce pendant l'hiver, mais bien souvent on ne bouge même pas de la chambrée (service militaire en Allemagne en 78-79) ou de diverses chambres d'hôtel. On est souvent en plein mois d'août, mais il faudrait dire en vide mois d'août, en vacance plus qu'en vacances, comme si la vie pendant et après l'armée tardait à commencer. Dans les textes anciens le moral n'a pas l'air terrible, même si la pudeur de l'auteur n'en dévoile pas les raisons. Le sujet est ailleurs, dans l'observation des petites choses autour de soi. Comme le dit la superbe préface :
«À l'origine, sûrement, le désir ou l'illusion de bâtir un abri de toiles et de cordes, traversé de courants d'air, mais convertible en un poste d'observation depuis lequel le monde apparaissait plus lucide et plus fluide, avec une netteté accrue. Non pas apprivoisé, n'exagérons rien, mais obéissant soudain — même si le processus pouvait se révéler assez retors — à un ordre moins contondant ou anarchique...» Il s'agit de «circonscrire ou esquisser (...) un rapport au monde instable et changeant». Belle définition de l'acte d'écrire, à la fois ambitieuse et modeste.
«La plupart de nos occupations, dit l'auteur, ne sont que mouvements perdus, battements de têtards dans le lac noir du monde». La plupart seulement : il n'y a pas ici de désespoir, mais la lucidité, le refus de se payer de mots et la volonté humble et patiente de rendre le monde un peu plus habitable, comme chez Jaccottet ou Réda que Gilles Ortlieb aime tant.
«Elle habitait au dernier étage d'une maison toute neuve, une chambre isolée, qui prenait son jour, — mais quel jour ! — par une petite fenêtre qui suçait l'azur, puisant au plus pur de l'air, même par la pluie, même en hiver, les plus vagabonds, les plus capricieux des rayons. La nuit, à cette fenêtre, on était posé au foyer de la révolution des astres, on tétait le firmament maternel, on était de plain-pied avec le zodiaque. Parfois, sa robe ôtée, les seins réunis par la pluie, Séphora écoutait la nuit. De la ville montait une rumeur, qui par un céleste effet d'acoustique semblait au contraire descendre de la Voie lactée.»
L'auteur de ces lignes somptueuses ? Un type dont j'ignorais jusqu'au nom : Pierre Girard, genevois, qui vécut dans la première moitié du siècle passé, agent de change, ami de Larbaud, de Rougemont et autres. Est-ce bien toi, Lucien, qui m'as mis sur sa piste ?
Pierre Girard est un hédoniste élégant, ennemi ostentatoire des idées et des engagements. Se définissant comme un «souffleur de bulle», il accumule au fil de ses fictions toute la gamme des bonheurs d'écriture, traits piquants, images poétiques, émotions légères, un peu comme Giraudoux. Son roman le moins méconnu, Monsieur Stark, publié dans sa première version juste avant 1939, et réédité par l'Arbre vengeur (éditeur à suivre décidément), est présenté de façon épatante par Thierry Laget, à qui j'emprunte le résumé de l'action :
«M. Stark, directeur, dans un pays d'Europe, d'une usine de cigarettes américaines, est l'auteur s'un règlement qui interdit «les amours des directeurs d'usine avec les jeunes filles» ; or, un beau jour, son secrétaire est remplacé par une jolie blonde...»
Sur cette trame, Girard brode avec délectation, tire les fusées de son feu d'artifice — tout en se montrant moins désengagé qu'il le prétend. C'est éblouissant, un peu agaçant par moments, il en fait trop, il s'écoute un brin, mais tant pis, Girard me bluffe, m'éblouit, m'époustoufle et je referme Monsieur Stark absolument conquis.
Allez, encore une page prodigieuse. M. Stark est amoureux, sentiment nouveau pour lui. «Il était hélé soudain par tous les objets. La nature plaquait sur lui des accords, comme sur un orgue. Les buissons lui parlaient comme à Moïse. Il comprenait le langage des oiseaux. Il s'intéressait aux affaires des merles. Le soleil réveillait en lui des dieux noirs et dorés, qui avaient longtemps attendu le moment de leur libération. Parfois, il pensait à Séphora, la caressait ou la tuait.»
Comme on dit Wow ! à Genève ?
Reprenons-nous. Le bouquin suivant, hélas, fait nettement moins vibrer. Le programme était alléchant pourtant : Le mot et la note, de Matthias Vincenot, aux Éditions de l'Amandier, est sous-titré Poésie et chanson, un cousinage compliqué. L'ouvrage est sérieux et volumineux (450 pages), il offre une foule d'exemples, mais je n'y ai pas trouvé ce que j'y cherchais. Plutôt que de se prendre la tête à définir la différence entre poème en prose et prose poétique, ce dont je me contrefous, plutôt que d'aligner les généralités en mode enfoncement de portes ouvertes, j'aurais aimé qu'on étudie l'association entre mots et musique de façon un peu plus poussée. Et puis quel crédit apporter à un ouvrage qui oublie l'un des géants parmi les paroliers français : Pierre Philippe ?
Cette lecture, malgré tout, m'aura permis quelques découvertes, comme ce poème de Bernard Mazo, dont j'ignorais tout :
Dans le poème
Ce n'est pas moi qui vous parle
Dans le poème
Ce n'est pas ma voix que vous entendez
Mais ce qui me traverse et me maintient
L'ombre désespérée de la beauté
Cette absence infinie au cœur des choses.
Ou cette chanson due à un autre inconnu de moi, Bernard Joyet, intitulée «Gérontophile», qui réjouit fort ma sénescence :
Viens m'aimer mémé, viens mémère !
Le temps fait du bien à l'affaire !
J'aime ce grain d'sel dans tes cheveux !
Un petit examen s'impose,
Mignonne, allons voir si l'arthrose
A point d'effets libidineux !
Arcimboldette |
Côté cinoche, mois creux. Trop de voyages, trop de boulot, trop de monde à la maison.
Timbuktu, d'Abderrahmane Sissako, en pleine actualité, nous fait découvrir Tombouctou tombée aux mains des fous d'Allah. Le film a été encensé par la presse. Visuellement, il est grandiose. Qu'il est beau, le désert. Qu'ils sont beaux, le Touareg, sa femme et sa petite fille. Trop beaux pour être vrais ? Ceux qui connaissent la situation au Mali disent que les Touaregs ne sont pas précisément des saints, que Timbuktu donne des faits une image très incomplète et biaisée... Je comprends mieux ma gêne légère en le voyant, et moins légère en y repensant. Le meilleur du film, à mon avis, c'est la dénonciation en douceur des bourreaux, présentés non comme des monstres intégraux, mais comme des humains malgré tout, pleins de faiblesses très humaines, et finalement ridicules. Ce n'est sûrement pas la pire façon de les combattre.
Les femmes ne se laissent pas faire. |
Plaisir sans mélange, par contre, avec Remorques (1939-41) de Jean Grémillon. Un capitaine courageux, remorqueur de navires en détresse, repêche une femme fatale, quitte sa légitime pour elle et finalement perd les deux. Le tournage fut chahuté par la guerre, mais le film n'en souffre pas. On y retrouve toute une époque : une histoire solide, juste un peu mélo, avec Prévert au scénar, Gabin plus Gabin que jamais — un homme, un vrai —, Michèle Morgan qui le vampe une fois de plus, Grémillon à la barre, autre costaud, la beauté du noir et blanc, et la mer bien sûr, admirablement filmée — les plus fortes scènes, pourtant, furent tournées en piscine...
Gabin-Morgan |
Restons dans l'humide avec la Fête des belles eaux, d'Olivier Messiaen, que je n'avais encore jamais entendue. Une pièce rare, et d'ailleurs, je crois, reniée par le Maître. Je la découvre sur Dailytube, où décidément l'on trouve tout. Elle fut composée pour un sextuor d'ondes Martenot, ce qui ne facilite pas son exécution en concert.
Ah ! les ondes Martenot ! Premier instrument électronique de l'histoire, né vers 1930, adulé par les compositeurs classiques d'alors, puis un peu oublié (sauf dans le secteur variétés), il vous a un petit air de science-fiction rétro avec le kitsch de ses vibratos, trémolos et autres glissandos, ses sonorités évoquant tour à tour le gamelang balinais, la scie musicale, le violoncelle piccolo ou la flûte à bec électrique.
Cette Fête hexaondiste n'est sans doute pas de la plus belle eau, les passages en staccato évoquent des grosses dames faisant des pointes, mais tout le début m'emballe avec ses beaux accords tremblés, mystérieux, j'aime les sons graves de l'instrument et aussi certains aigus tintinnabulants, je me laisse bercer mollement par des mouvements lents d'une suavité séraphique (le Quatuor pour la fin du temps n'est pas loin) et quand c'est fini, tout surpris, je dois m'avouer que j'aime ça et que j'en redemande.
Que le très pieux Messiaen me pardonne : Nous allons terminer comme nous avons commencé, par une apologie du blasphème, la victime étant cette fois son Dieu chéri à lui, celui des chrétiens, chacun son tour.
In God we trust, que ça s'appelle. L'auteur, c'est Winshluss, alias Vincent Paronnaud, bédéaste, déjà auteur d'une adaptation de Pinocchio très personnelle et de quelques autres forfaits. L'adaptation de la Bible qu'il nous propose là est d'une foutraquerie sans égale. Ça délire à jet continu. On pense un peu au grand Crumb, même si à côté du jeune forcené, Crumb fait un peu clergyman. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit en prennent pour leur grade. Et la Vierge (?) donc.
Winshluss est-il sous protection policière ? Les commandos cathos intégristes sont-ils sur le point de le crucifier ? L'éditeur, Les requins marteaux, échappera-t-il au feu du ciel ?
Reste calme, Jehovah : tout ça n'est pas méchant pour deux ronds. (Peux-tu en dire autant de Toi-Même ?)
Bon, si Tu es trop fâché, je retire l'image, OK ? |
En mars, outre Balzac ? Aubenas peut-être. Et Quignard, et Colomb, et Kerckhove, et Hertz. Minaudier ? Ça se pourrait. Bienstingel, sûrement.
Et Houellebecq alors ?
Pas envie de le lire. Sauf qu'après avoir vu Soumission, sur deux pages contiguës du Monde, éreinté imparablement par Marc Weitzmann et porté aux nues irrésistiblement par Emmanuel Carrère, comme s'il s'agissait de deux livres différents, je suis troublé au point de devoir juger par moi-même. Quelle poisse... J'attendrai un peu.
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(réponse sur le numéro de la citation...)
Nations, nom pompeux pour dire barbarie.
Et il connut ainsi que la guerre n'est pas bonne, puisque vaincre un homme est aussi amer que d'en être vaincu.
Frapper ou être frappé, c'est une seule et même souillure.