ENNEMIS (SUITE)


Il y a quelques mois j'ai écrit au petit-fils de L***, poète disparu, l'un des meilleurs que la Grèce nous ait donnés. Je venais de traduire abondamment l'œuvre du grand-père et demandais au jeune homme, détenteur des droits, l'autorisation de publier ce travail. Ne t'inquiète pas, me disait-on, c'est un brave garçon, il ne va pas t'emmerder.

Ce n'est pas lui qui m'a répondu, mais son conseiller, un vieil avocat qui d'entrée m'a fait tourner en bourrique. Il m'a opposé pour finir un refus sans appel, assorti de propos injurieux, menaçants, suant la haine.

J'ai déjà parlé ici de mes ennemis dans le domaine professionnel. J'accepte avec philosophie ces inimitiés inévitables et explicables. Dès qu'on bouge, dès qu'on respire, on pompe l'air à quelqu'un. La plus petite réussite fait des jaloux. Mais ce nouvel ennemi-là est une énigme. Ce type ne me connaît pas. J'ai été correct avec lui. Il devrait accepter avec reconnaissance ma proposition de publier L*** en français. Il n'y a pas d'autre traducteur ou d'autre éditeur sur le coup. Des amis grecs me soufflent que derrière le vieux se cache un pote à lui, un personnage qui me connaît bien et me maudit depuis plus de dix ans pour un motif ridicule. Encore une haine bizarre.

J'ai également reçu, ces derniers jours, plusieurs lettres d'insultes venant d'une vieille dame qui m'a pris en grippe, avec ceci en guise d'estocade : «Pour cette prochaine année : Je vous souhaite le plus de malheurs possibles pour Vous- Même et, pour tous les jours jusqu'à la Fin de Votre Vie. Jusqu'à mon dernier souffle, le dernier jour de ma vie ; j'espère que j'aurai encore le " Pouvoir de Vous Maudire ".»

J'avais envoyé à la dame un petit mot ferme mais courtois pour défendre une personne que j'aime. L'écart entre mon message et pareil déchaînement de violence est vertigineux. Mais qu'est-ce qu'ils ont, tous ces gens ? Serais-je une tête à claques ? Un type agaçant car trop gentil ? Je ne suis pas méchant, c'est vrai, la vie n'ayant guère été méchante avec moi. Mon enfance protégée m'a entouré d'amour et tenu longtemps à l'écart des agressions. Résultat : aujourd'hui j'ai du mal à m'y habituer. Penser à ces haines bizarres m'inspire des sentiments eux-mêmes bizarres.

Tout dépend de la provenance, évidemment. Être rejeté par ceux qu'on estime peut faire très mal, mais la haine émanant de certaines personnes est carrément flatteuse, et susciter un sentiment aussi fort donne de l'intensité à la vie.

On tâche de se consoler avec ça, sans grand succès : irradié par la haine d'autrui, en fait, j'existe plutôt moins. Je ne me reconnais plus dans l'image grimaçante à quoi on me réduit. Je finis par me demander si mes ennemis n'auraient pas un peu raison. Suis-je le petit saint que je me plais à imaginer ou un être douteux, salopard sur les bords ? Quand bien même l'agression serait clairement injuste, ne suis-je pas en train de payer pour des turpitudes antérieures ?

Ce qui me soulagerait, ce serait de haïr en retour. Là, aucun doute : haïr fait exister. Et si l'autre est selon moi une crapule, du coup je cesse d'en être une à mes propres yeux. Le haïsseur est un malheureux qui se bricole un petit bonheur de remplacement. Je les fais défiler, tous mes ennemis... Le vieil avocat empoisonné par sa bile... La vieille dame que le grand âge a rendue méchante... Les deux guignols venus m'inspecter naguère au lycée de Chèvres — deux tueurs qui voulaient ma peau... Qui d'autre ? Ah oui, le pire de tous peut-être, le petit être malfaisant qui fut notre président il y a peu, concentré de tout ce que j'abhorre au point que je ne peux même plus écrire son nom, et dont toutes les paroles et tous les actes sont pour moi autant de blessures... Je m'aperçois aujourd'hui, à ma surprise, que ces gens détestables, je n'arrive pas à les détester. Prisonnier de ma vision du monde un peu simpliste, qui considère les humains comme largement irresponsables de leurs actes — à part peut-être une minorité d'entre nous —, je leur trouve à tous de bonnes raisons et n'éprouve rien à leur égard sinon une vague pitié. Le petit politicard lui-même n'est pour moi qu'un garçonnet caractériel que je n'ai même pas envie de fesser. Je ne leur veux aucun mal à ces gens-là. Je souhaite seulement ne plus les voir.

L'un de mes profs disait jadis, et cela m'a profondément marqué : «La seule façon de répondre au Mal, peut-être, c'est de pardonner». C'est très beau et très juste, la haine est aussi un poids, un handicap, mais cette façon de le dire embellit un peu trop les choses. Je ne me sens pas lancé dans un trip catho, en route vers la sainteté. Une autre formulation de la même vérité, due à Léon Werth, me correspond mieux : «La haine c'est du temps perdu, et s'occuper des imbéciles et des méchants c'est leur faire trop d'honneur.»

Mon impuissance à haïr, très prosaïquement, est faite avant tout de désintérêt, de mépris diffus, de repli sur soi. Le contraire de l'amour, on le sait, n'est pas la haine mais l'indifférence. La haine est une matière dangereuse, explosive, imprévisible. Elle peut tout aussi bien basculer dans son contraire. Je n'oublierai jamais ce roman de la collection Signe de piste lu dans l'enfance, Haut-le-Champ de Claude Appell : deux garçons sont ennemis jurés comme on peut l'être à cet âge, et devenus adultes ils se retrouvent liés par la plus profonde amitié. Cette histoire m'a fasciné toute ma vie. Je n'ai pas cessé de la trouver admirable. Cet ennemi qui se change en ami, j'en rêve quelquefois. Je l'attends. Et en même temps je crois que j'ai peur de lui.


Charles Laughton, Robert Mitchum.
La nuit du chasseur, Charles Laughton,1955.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°136 en janvier 2015)