FAUBOURGS


Partant de la gare de l'Est le TGV traverse au ralenti la proche banlieue, ses usines, ses entrepôts, ses centres commerciaux, comme englué dans toute cette laideur. Puis, tandis qu'il prend lentement de la vitesse entre deux rangées de pavillons, voici le clocher de Villemomble qui me fait signe comme autrefois, grande perche toujours aussi moche, voici derrière lui sur sa colline le château d'eau de Neuilly-Plaisance, et l'instant d'après, plus loin, tout petits à l'horizon, les grands bâtiments modernes de Noisy-le-Grand. Depuis que je suis passé à l'Ouest il y a quinze ans, rien n'a donc bougé ici. Pendant des années tout cela fut mon territoire, et maintenant que je n'y mets plus les pieds — et que je ne pourrais plus comme naguère, quand mes jambes tricotaient encore, aller aussi loin en courant —, j'ai l'impression, tandis que le train accélère encore, de m'envoler doucement, de survoler une dernière fois mon passé, de dire un ultime adieu à mon domaine bien-aimé.

C'est idiot, je ne suis pas prêt à quitter ce monde, les jambes flageolent mais j'ai encore la santé, l'envie de vivre, de traduire, d'écrire, oui mais ce que j'ai vécu là jadis, l'exploration patiente, la recherche de je ne sais quel graal dans le dédale des rues et des chemins à travers la banlieue immense, mon premier livre écrit ainsi avec mes pieds dans ce qui était pour moi le bout du monde et nourrissait mes rêves, tout cela c'est bien fini. Je ne sais toujours pas ce que j'ai cherché, que j'ai cru souvent être au bord de trouver, j'ai l'impression d'avoir abandonné trop tôt, de n'être pas allé assez loin dans mon effort, mais non, il n'y a peut-être rien à trouver, le vrai bonheur c'est sans doute cette approche devenue familière d'un bonheur qui restera inconnu. Aujourd'hui l'explorateur trottine autour de chez lui, le château d'eau n'a pas semblé me reconnaître et les tours de Noisy-le-Grand entrevues au loin, vision d'une douceur, d'une paix infinie, qui serre et dilate le cœur en même temps, ont aussitôt disparu derrière moi.


Le lendemain, à Reims, tôt le matin, avant que le traducteur soit requis par ses tâches professionnelles, il s'évade pour aller trotter un peu. Je ne connais pas la ville. À peine sorti du centre je traverse une route embouteillée, puis un canal vide et soudain me voici ailleurs : entre une autoroute que je devine devant moi au-delà des arbres et une vieille petite rivière sale, j'emprunte un chemin gadouilleux bordé de jardins familiaux qui serpente faiblement jusqu'à un bout de route et quelques maisons. Il y a là une ébauche de rue au nom peu commun : chemin des Bons Malades, mais pour le reste, ces petits pavillons sans âge, sans caractère, ces jardinets fades, ces lambeaux de prairie derrière, sont d'une banalité totale. Ce n'est pas la campagne, pas la banlieue non plus, comment appeler ça ? C'est nulle part. Il n'y a pas un chat. Voilà un parfait concentré de nullité, de vacuité, d'absence, et pourtant, parcourant ces quelques dizaines de mètres je sens venir cette légèreté, cette ivresse qui me visitait parfois, jadis, quand je courais après je ne savais quoi qui était tout près de se montrer. Ou quand je lisais certains passages de certains livres, ceux d'André Dhôtel par exemple, suivant ses personnages dans leurs vadrouilles infinies à travers des forêts, des champs, des faubourgs, lieux souvent déshérités dont ils éprouvent soudain la beauté merveilleuse. Dhôtel que je n'ai pu rendre cher à aucun de mes proches, qui ne parle qu'à une poignée de paroissiens bizarres dans mon genre, et qui m'accompagnera décidément jusqu'au bout de mon chemin.

Je n'y avais pas pensé : son pays — ses Ardennes chéries, son Dhôtelland comme nous l'appelons entre nous — sont tout proches de ce faubourg. Car je suis là, mais oui, dans un faubourg, c'est le mot que je cherchais, source de rêveries infinies, magique pour moi depuis que j'ai découvert l'un des plus beaux romans dhôtelliens, Le ciel du faubourg, et cette joie incongrue qui au milieu de ce pauvre décor me soulève, c'est le sentiment d'être entré par hasard, de courir au milieu d'un de ses romans.

Ce soir-là le hasard (le hasard !) veut que je fasse la connaissance d'un de nos meilleurs dessinateurs, Daniel Casanave, qui a très finement illustré l'un des meilleurs livres consacrés à notre idole commune : Aux pays d'André Dhôtel, de Franz Bartelt. Je lui avoue que ce jour-là ce qui m'a le plus ému n'est sans doute pas l'illustre cathédrale de Reims, mais l'humble rue des Bons Malades, et il me répond qu'il me comprend, ô combien.

La cathédrale est sublime, plus émouvante encore d'avoir tant souffert en 14-18, mais dans sa grandeur elle n'a que faire de ma petite personne, alors que ce matin-là dans ces lieux abandonnés quelqu'un m'a fait signe, à moi, rien qu'à moi. Oh, pas un Dieu, tout au plus une déesse inconnue, mystérieuse, aguicheuse, joueuse, comme ces femmes qui reviennent alors qu'on ne les attend plus, déesse dont le sourire indéchiffrable a des airs de baiser d'adieu très doux, ou peut-être d'encouragement à courir vers elle encore et toujours obstinément.


Guingois délicieux.
Dessin de Daniel Casanave.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°135 en décembre 2014)