LE CRIME DE GEORGES MANDEL


J'étais enfant lorsqu'une partie de la rue de la Pompe, à Paris, fut débaptisée, prenant le nom de l'homme politique Georges Mandel. Ce fait anodin déclencha l'une des plus grosses colères de ma grand-mère Volkovitch. Que ce Mandel ait son bout de rue était pour elle une abomination. Ils aurraient mieux fait de l'appeler rrue Pedrrazzini ! fulminait-elle. Jean-Pierre Pedrazzini, reporter de Paris-Match, venait de se faire tuer à Budapest lors de l'insurrection de 1956. Mais qu'avait donc fait ce Georges Mandel pour déchaîner pareille fureur ? Était-ce encore un communiste — autant dire le diable en personne pour cette Russe blanche, qui avait vu sa famille massacrée par les Rouges ? Pas du tout. Le crime de Mandel, solide conservateur, c'était d'être juif.

Du côté de ma famille maternelle, ces années-là, je me souviens d'un seul propos antisémite. Et encore : celle de mes tantes qui prononça un jour le mot «youpin» n'était qu'une pièce rapportée dont mon oncle se sépara bientôt. Du côté paternel... Lorsque j'évoquai un jour, à la table familiale, les six millions d'innocents partis en fumée dans les camps, mon père protesta qu'on avait «beaucoup exagéré» — ce à quoi je répondis qu'en effet, il n'y avait eu que cinq millions neuf cent mille morts, et par la suite chacun évita le sujet, sachant que convaincre l'autre était une tâche surhumaine.

Le martyre des Juifs, malgré tout, avait eu un effet positif ; l'antisémitisme viscéral de nombreux Français, après guerre, avait perdu un peu de sa virulence — disons qu'il s'auto-censurait davantage. Au moment de déblatérer contre les Juifs, beaucoup de gens prenaient des gants, tout de même. La très catholique Mme Gombec, à qui ma mère demandait qui avait racheté le château d'une amie commune, répondit en soupirant : «Un bon juif...», formulation habilement ambiguë qui évoquait moins, sans aucun doute, la bonté de l'inconnu que sa conformité aux caractères supposés de sa race.

Et moi là-dedans ?

J'ai douze ans. Dans notre classe, deux garçons, Samuel Herz et Ouriel Rechef, très liés entre eux. Pas antipathiques, juste un peu distants. S'ils sont absents certains samedis, nous explique un prof, c'est pour cause de fête juive. Un jour à l'étude, je suis assis à côté d'un garçon d'une autre cinquième, un rouquin avec un gros nez et un nom en -stein. Nous sommes alors, presque tous, de petits imbéciles incultes, mais ce garçon-là tient dans ses mains un livre de poche, Orient Express de Graham Greene — un livre de grande personne — et avant de lire il le hume, le tourne, le retourne, le feuillette lentement avec délicatesse, vénération, gourmandise. Je me sens soudain morveux.

J'essaie de jouer du violon, je sais que presque tous les grands violonistes de l'époque sont juifs — personne ne saura m'expliquer pourquoi. Plus tard, en terminale, je rencontre un garçon nommé Alain Greilsammer, un type épatant, astucieux comme tout, plein d'énergie, de drôlerie, toujours joyeux. Je ne sais pas qu'il est juif. Plus tard encore, je flirtouille avec Eveline, une jolie brunette, et l'unique fois où je passe la prendre chez elle, dans les beaux quartiers, je tombe sur son père qui rentre d'un voyage d'affaires. Il a un beau manteau, deux belles valises en cuir et salue à peine le petit goy ; peut-être est-il simplement fatigué et pressé. Eveline me roulera plus tard une pelle délicieuse, mais j'attendrai encore une vingtaine d'années avant qu'une de ses semblables ne s'offre tout entière — et me déçoive un peu : les Juives, apparemment, sont faites comme les autres femmes.

Tout ce bric-à-brac de souvenirs pour dire quoi ? Je n'en sais rien. J'ai bon nombre d'amis juifs ; les Juifs pris globalement m'inspirent de la sympathie, de l'admiration, je ne suis pas loin de penser qu'ils sont meilleurs que nous, qu'ils sont le peuple élu ; en même temps, face à eux, je ressens par moments une vague gêne. La preuve : jamais je ne pose à l'un d'eux cette question qui pourtant m'importe : qu'est-ce que cela représente pour toi d'être juif ? Quelle différence fais-tu entre un juif et un non-juif ? Comme si je pressentais qu'ils répugnent à parler de ça, qu'ils se cachent encore, après tout ce qu'ils ont subi. Je me sens à la fois tout proche d'eux, par certains côtés, et maintenu à jamais en dehors du cercle.

Les Grecs m'ont rapproché d'eux. J'ai eu la chance de traduire trois grands textes : Gioconda, de Nìkos Kokàntzis, histoire vraie des amours de deux adolescents, elle Juive et lui Grec, à Thessalonique en 1943 ; la nouvelle du Sarcophage de Yòrgos Ioànnou, «Le lit», où l'on voit la même année les Juifs de Thessalonique partir pour Auschwitz ; et le chef-d'œuvre de Dimìtris Hadzis, La fin de notre petite ville, où le vieux Sabethaï Kabilis, chef de la communauté juive à Ioànnina, chasse de la ville Iosif Eliyah, le jeune poète progressiste. Dans ces trois cas, traduire a été une souffrance et en même temps un soulagement. Une sorte de réparation.

Certaines personnes, tel le petit nain qui récemment gouverna la France, refusent absolument de se souvenir et d'endosser les fautes de leurs aïeux. Pour ma part je tombe dans l'excès inverse : je me sens responsable du mal qu'ils ont fait. Mystérieusement, contre toute raison. Je me demande si mes ancêtres russes, en bons militaires, n'ont pas trempé dans les pogroms. La sortie sur les Juifs de mon père, excellent homme au demeurant, me fait honte. Elle ne cesse de me poursuivre. Pour moi le mal doit être expié, tôt ou tard. Traduire Kokàntzis, Ioànnou et Hadzis, ce n'est pas seulement dire je vous aime, c'est demander pardon.

Oui, mais si je pourrais dire que les Juifs sont un peuple supérieur, je n'aime pas trop qu'ils le disent eux-mêmes. Si on se croit supérieur, me semble-t-il, on commence à cesser de l'être. Et si j'ai tendance à idéaliser les Juifs, je ne suis pas aveugle aux faits qui me démentent. Il y a chez eux, comme dans tout groupe humain, une proportion incompressible d'imbéciles et de salauds. Je me sens infiniment plus proche d'un Isaac Bashevis Singer que d'un Netanyaou, et des colombes assassinées du passé que des faucons qui ont pris possession d'Israël. Je viens de découvrir dans le film israélien L'institutrice une société antipathique et déprimante, militariste, matérialiste. En voyant les enfants de maternelle brailler un chant patriotique, on se dit que décidément, dès qu'on a des frontières et un drapeau, on devient con. En même temps on comprend les Juifs d'avoir voulu être chez eux quelque part, c'est plus sûr. Et quand on est révolté — comme souvent — par le comportement d'Israël, avant même d'ouvrir la bouche on entend d'avance des voix fusant de toutes parts, de quel droit nous juges-tu ? Tu es désinformé ! Tu ne peux pas comprendre ! Nous seuls pouvons comprendre.

Heureusement qu'il y a Greilsammer... J'ai retrouvé sa trace. Il s'est installé là-bas. Il a changé de nom : Alain est devenu Ilan. Il enseigne, il écrit, les médias français le consultent, je viens de le voir sur dailytube. Il n'a pas changé : vif et souriant. Comme il cause bien ! Comme il pense bien ! Il appartient au parti de la paix et renvoie dos à dos les gouvernements israélien et palestinien, évoquant «un match nul entre deux nuls». L'entendre me fait du bien. Il sauve l'honneur. Il n'est sûrement pas seul là-bas. N'empêche, tous ces gouvernements de brutes ont été démocratiquement élus par des Juifs, donc les brutes sont majoritaires, et pour quelqu'un qui veut aimer les Juifs, cela fait mal d'y penser.

Sans doute faut-il faire la part des choses. Ne pas exiger d'un Juif de là-bas ou d'ailleurs une objectivité parfaite, héroïque. L'un d'entre eux, particulièrement intelligent, saurait sans aucun doute m'embobiner en douceur — avant qu'un Palestinien subtil, peut-être, ne me retourne à son tour, et ainsi de suite.

Où suis-je arrivé ? Nulle part. Au moment de conclure, plus personne. Ces Juifs, décidément, sont de sacrés empêcheurs de penser en rond...


Russie, pays de merde. (La Pologne vaut-elle mieux ?)
Pogrom vu par Chagall.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°134 en novembre 2014)