ÉLOGE DU COPIEUR


Mon professeur d'anglais de terminale, M. Mourot, nous racontait que certaines années il présentait un élève au Concours général. L'élu n'était même pas le meilleur de la classe, mais un simple volontaire ; pendant toute l'année, dispensé de suivre le cours, il passait toute l'heure à recopier des textes d'auteurs anglais dans un gros cahier. Le plus étonnant, c'est qu'en suivant cette méthode hérétique, certains cobayes de Mourot avaient décroché, disait-il, un accessit !

Je ne sais ce que les inspecteurs d'alors ont pu penser d'une pareille procédure, et je ne serais pas surpris que son inventeur ait prudemment omis de les informer. Un tel apprentissage n'est sans doute pas l'idéal pour la maîtrise orale de la langue, mais venant d'un professeur que j'admirais, de celui qui sûrement a le plus compté pour moi, cette histoire de copistes fous m'a marqué durablement.

Plus tard, décidant de savoir par cœur de nombreux poèmes, j'ai passé de longues heures à copier une trentaine d'entre eux à la main au lieu de recourir aux facilités de la photocopie. Plus tard encore, apprenant le grec avec frénésie, j'ai noté non plus de simples mots comme pendant mes études, mais des membres de phrases, des phrases entières, dans un cahier spécial que j'emportais partout avec moi, que je lisais et relisais, à haute voix quand j'étais seul, m'efforçant de tout apprendre par cœur là aussi. Ce cahier, quintessence d'une langue, était pour moi la clef d'un nouveau monde. Un objet quasiment sacré. Je m'en servais d'ailleurs comme d'un oracle — comme d'autres jadis recouraient à la Bible ou à Virgile —, l'ouvrant au hasard et posant la pointe du crayon les yeux fermés sur une phrase, laquelle donnait la réponse à ma question.

Aujourd'hui encore je ne cesse de copier. Rédigeant depuis onze ans déjà mon site, volkovitch.com, je propose chaque mois des citations notées au fil de mes lectures, un fichier Word ayant remplacé les anciens carnets. Et pour les Brèves où je raconte ma vie de lecteur, je copie de longs extraits qui dialoguent avec mon bavardage, de plus en plus longs au point de prendre toute la place un jour peut-être — le commentaire idéal d'un livre étant, je commence à le croire, quelques passages de celui-ci bien choisis, subtilement assemblés.

Je sais, je sais : copier un texte, à l'âge de l'ordinateur, c'est complètement ringard. Il m'arrive à moi aussi, par commodité, par flemme, de recourir au copier-coller. Mais je n'en suis pas fier. Je me sens comme le type qui est monté au sommet en téléphérique au lieu de faire l'ascension à pied. J'ai triché. Je ne me suis pas fait du bien. Je me suis privé d'un acte précieux.

Copier, c'est beau — plus beau encore maintenant qu'on n'y est plus contraint. C'est un hommage à celui qu'on copie, un acte de reconnaissance, d'allégeance. Il y a un plaisir profond à s'incliner ainsi, à marcher dans les pas de l'autre et ce faisant, de façon délicieusement ambiguë — par la grâce de cette lecture plus lente et profonde que celle des yeux, qui laisse le temps de savourer, de ruminer — à s'incorporer le texte de l'autre, à se l'approprier un peu. Le copiste reçoit autant qu'il donne.

À vrai dire, on peut avoir à chaque fois un peu de mal à s'y mettre, je l'avoue, comme tous les jours quand il faut aller courir ; mais progressivement, là aussi, on s'échauffe, on entre pas à pas dans le bain, les mots se déroulent et de nouveau l'éternelle magie opère. Je prends ma place dans l'immense chaîne. Copier ne me relie pas seulement aux grands auteurs, mais m'apparente aux humbles moines copistes d'autrefois qui nous ont transmis leurs trésors — parfois sans trop les comprendre, comme c'est mon cas. Les religieux d'aujourd'hui, qui ont délaissé une activité si propre à élever l'âme, apparaissent bien superficiels.

Je pense à Bouvard et Pécuchet, sans doute les derniers copistes. Flaubert a dit tout fort que c'étaient deux idiots, et une foule de savants commentateurs ont emboîté le pas. Qui sont les plus idiots ? Flaubert ne cesse de se moquer d'eux comme on se moque de soi-même. Ils lui ressemblent tant ! Flaubert a trop de pudeur et de modestie pour admettre la noblesse cachée de ses deux bonshommes, la grandeur de leur humilité.


Heureux homme : vivre à l'intérieur d'une lettre !
Provenance inconnue.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°132 en septembre 2014)