Quand j'étais gamin, nous allions au cinéma près de chez nous, au Pax, au Mondial, ou à Paris sur les Grands Boulevards et les Champs Elysées. On n'y donnait que des films nouveaux. Les autres, apparemment, n'étaient plus que des souvenirs, des fantômes. Je les ai rêvés avant de les voir. Alexandre Nevski, pour moi, c'était la musique de Prokofiev, l'un des rares disques de mes parents. J'avais lu sur la pochette que cette pièce était l'accompagnement d'un film extraordinaire — très ancien sûrement, à en juger par cet enregistrement fruste et graillonneux. Ces images que je croyais à jamais invisibles, je les ai imaginées à partir de la musique et du texte de la pochette.
Le jour où mon père m'a emmené voir Alexandre Nevski, j'ai eu le sentiment d'un miracle, d'une victoire inespérée contre le temps et l'oubli. Ce fut toute une expédition, dans un coin de Paris inconnu ; la salle, vétuste, sombre et presque vide, le Studio 43, n'existe plus. Le film d'Eisenstein était un chef-d'œuvre, j'en fus convaincu ce soir-là, mais aujourd'hui, curieusement, ses images me sont à peine plus présentes que celles de mon film à moi, fantasmé en écoutant la musique. Et que le souvenir de ce voyage à Paris, nocturne, initiatique.
Le cinéma était donc un art, je commençais à m'en rendre compte. Les œuvres du passé ne mouraient pas toutes, certaines m'attendaient à Paris, dans un réseau de salles minuscules où se retrouvaient des petits groupes de fidèles. Ces œuvres étaient décrites, analysées dans des livres et je les découvrais alors, de préférence, dans l'Histoire du cinéma de Georges Sadoul. Des dizaines, des centaines de titres excitaient ma convoitise, mais je voulais par dessus tout découvrir Zéro de conduite de Jean Vigo. Pour m'aider à le rêver, ce film-là, j'avais quelques lignes de Sadoul et l'une des pauvres photos grisâtres contenues dans son bouquin.
C'est mon père, là encore, qui m'a emmené à Zéro de conduite la première fois, et c'était aussi la première fois que j'entrais dans le temple des temples : la cinémathèque de Chaillot. Dans cette salle bizarre, étroite et haute, qui m'a toujours fait vaguement peur, nous sommes allés au balcon, surplombant l'écran — comme dans la photo de chez Sadoul, où le professeur est vu en plongée du haut des gradins de la salle de cours ; et je garde un souvenir vertigineux de cette soirée-là, de ce film-là qui ressemblait plutôt, avec sa brièveté insolite, ses scènes brèves et raccordées à la diable — parce que Vigo était fauché, ou génial, ou les deux —, aux débris fulgurants d'un film saccagé, rescapé des enfers.
Plus tard, mon père a peu à peu cessé d'aller au cinéma. Notre plus vive engueulade fut à propos d'Hiroshima mon amour, peu après, et je vis sans lui le deuxième film d'Alain Resnais, L'année dernière à Marienbad. J'avais lu d'abord, envoûté, puis relu, le scénario de Robbe-Grillet, je connaissais des passages entiers par cœur, et c'était miraculeux là encore de voir les images se dérouler ainsi, conformément aux descriptions du livre, de voir les photos de Delphine Seyrig et des autres s'animer, de pouvoir murmurer en même temps que la voix off la phrase finale, «...dans la nuit tranquille, seule avec moi».
Je ne peux pas me plaindre d'avoir été privé de cinéma. J'aurai passé toute ma vie à deux pas de ce qu'on appelle la Ville-lumière, car c'est le paradis du cinéma : le cinéphile peut s'y soûler en permanence, à raison de quatre ou cinq films par jour. À Paris, avec un peu de patience et d'attention, on peut presque tout voir. Certains films majeurs, dont nous fûmes longtemps privés — ceux de Lubitsch dont Truffaut parlait avec vénération, ceux du maître japonais Ozu — sont devenus accessibles enfin. Les cassettes vidéos, puis les DVD ont ouvert plus largement encore les portes de la caverne aux merveilles. Il y a une dizaine d'années, un ami professionnel du cinéma me confiait, extasié : Avec l'enregistrement numérique, nous sommes sauvés ! Les films seront tous archivés peu à peu, tous disponibles sur Internet, à portée de clic, indestructibles, immortels.
Nous n'aurons pavoisé qu'un seul été. On nous a bientôt annoncé que le numérique était plus précaire encore que la bonne vieille péloche. Optimiste par volonté, je me force à croire que nos enfants inventeront un jour un mode de conservation plus fiable. Serai-je encore de ce monde ?
Qu'importe. Je ne ressens plus les frustrations maudites et bénies de ma jeunesse. L'âge m'a un peu calmé, les deux mille films que j'ai vus m'ont rassasié tout de même, et ma mémoire les déformant allègrement, ils se prêtent au rêve autant que les films à venir.
Je ne fréquente plus Sadoul depuis longtemps, mais pour rêver je hante avec délices les deux volumes du Cinéma français de Jacques Siclier, aux textes plus étoffés, plus pertinents, aux somptueuses photos grand format. Les contraintes économiques ont imposé le noir-et-blanc, et c'est sans doute mieux ainsi. Le noir-et-blanc a partie liée avec le passé, avec le rêve, c'est pour les images un habit de soirée plus discret en apparence, en fait plus éclatant. Les films évoqués par Siclier couvrent la période 1945-1990. Parmi eux, une foule de titres inconnus. Les images montrent les vieux acteurs d'aujourd'hui dans leur jeunesse, d'une beauté bouleversante, ou parfois, au contraire, inachevés encore, attendrissants.
Plus très envie, au fond, de me payer Les Niebelungen, l'un des premiers films de Fritz Lang, le premier que vit mon père à l'âge de six ans ; ou La couronne de fer d'Alessandro Blasetti, qu'il dut découvrir à sa sortie, en 1941 et qu'il me décrivit plusieurs fois comme l'apothéose du kitsch délirant. Si je me décide un jour, ce sera plutôt par piété filiale, pour tâcher de me faire pardonner : je lui ai ressemblé si peu. Ce pèlerinage aura plus de sens qu'une visite à sa tombe.
Je rêve le Harry Dickson d'Alain Resnais, mais il ne l'a jamais tourné.
Je rêve du Ciel de Paris, film oublié de 1991, unique long-métrage de Michel Béna qui mourut juste après, à quarante ans. Je l'ai vu à sa sortie, je ne me souviens de presque rien, alors pourquoi ai-je envie d'en parler, pourquoi donnerais-je si cher pour le revoir ? Pourquoi son titre à lui seul me remplit-il d'une douceur si profonde, d'une attente si incompréhensible ? Il y avait une scène de piscine, je crois, et je brasse mon vague souvenir comme une eau tranquille, vers je ne sais quels bords. Faut-il vraiment tenter de revoir ce Ciel de Paris, ou mieux vaut-il préserver l'illusion heureuse que m'y attend, au détour de ses images, on ne sait quel précieux secret ? Tout doit-il vraiment être visible ? Pouvons-nous être heureux sans coins d'ombre ? Le désir est un plaisir lui aussi. Il faut imaginer Tantale heureux.
Zéro de conduite, dernière scène. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°131 en août 2014)