TROP GRANDE VITESSE


Il me semble qu'au début, il y a trente ans, les TGV se ressemblaient tous. Peu à peu tout s'est compliqué. Aux rames orange se sont ajoutées des bleues, puis des mauves. Nombre d'entre elles ont désormais un étage. Dans certaines j'ai cru voir des toilettes réservées aux femmes, comme dans les pays développés, USA, Arabie saoudite. Quant aux billets, les innovations se succèdent à la vitesse grand V. On se retrouve parfois, sans savoir pourquoi, avec un billet marqué ID-TGV, dans une partie de la rame séparée du reste, dotée de ses propres contrôleurs ; les tarifs, jadis bêtement fixés en fonction du kilométrage, varient aujourd'hui selon des critères mystérieux, d'un jour à l'autre et peut-être, qui sait ? d'heure en heure. On n'a plus besoin de prendre son billet au guichet, les gares ont des distributeurs automatiques, on peut même l'acheter sur Internet, et même — c'est tout récent — ne pas l'imprimer : quand le contrôleur passe, on lui tend une carte ad hoc et toc ! il la scanne avec un petit bidule.

Je le fréquente beaucoup, le TGV, ces derniers temps. L'autre jour je me suis retrouvé dans un nouveau nouveau modèle. Il y a sûrement un endroit subtil où caser les bagages, personne ne l'a trouvé, on tout entassé dans un recoin. Plus tard, levant les yeux de mon livre, j'ai aperçu un tableau affichant la température extérieure et la vitesse. Je suis resté à contempler la chose comme Néandertal devant un smartphone. On n'admire pas assez la vitesse du TGV. 250 km/h, 260, 270, 272... On ne voit pas la vitesse, on l'entend, juste un peu : un grondement sourd, une vibration légère, la bête file en douceur, onctueusement toujours, on sent qu'elle n'étale pas sa puissance, qu'elle pourrait courir bien plus vite.

Souvent, il est vrai, la bête s'arrête sec en rase campagne et cela peut durer des plombes. Un haut-parleur nous dira peut-être pourquoi, en français puis dans d'autres langues, en nous invitant à ne pas ouvrir les portes qui cependant sont bloquées. C'est peut-être une panne : les anciennes rames, toujours en service, sont vieilles à trente ans, comme les sportifs de haut niveau. Ou la signalisation qui flanche. Ou les aiguillages qui fatiguent — on a tout investi dans les trains en oubliant l'infrastructure qui peu à peu prend la rouille. Nous pestons contre ces nombreux retards ; nos exigences, elles aussi, ne cessent de croître. Peu d'entre nous s'avisent que l'un dans l'autre, on va tout de même plus vite qu'avant.

Mon premier voyage, en 1948, à l'âge de six mois, fut un Paris-Brest qui dura dix heures. La loco marchait au charbon je crois, on passa la nuit à se faire secouer, mes parents assis (pas de couchettes alors) et moi roupillant dans le filet à bagages. Plus tard, dans les années 60, j'ai mis huit heures pour gagner Avignon. Le Mistral lancé à fond frôlait le 140, rapide comme la 403 de mon père en descente, deux fois moins vite que les trains d'aujourd'hui, mais c'était deux fois plus grisant. Les passagers ne se trouvaient pas tous ensemble comme dans un bureau paysager, mais isolés dans d'étroits compartiments ; ils se parlaient, alors qu'ils ne se causent plus. Voilà sans doute la principale différence : aujourd'hui chacun s'occupe dans son coin, un ordinateur sous les doigts ou un casque sur les oreilles, ou les deux ; le voyage, pour certains, fait partie du temps de travail. Plus bref, plus confortable, il a cessé d'être une aventure. Nous n'attendons plus de lui des rencontres, de l'imprévu, mais qu'il s'efface, qu'il se fasse oublier.

Le silence étant globalement respecté dans les rames, on peut se réjouir du progrès dans le respect de l'autre que cela dénote ; on pourrait aussi regretter les échanges d'autrefois, et trouver par moments que l'intérieur douillet du TGV, comme la carlingue d'un avion, a quelque chose de vaguement sinistre, avec ces autistes obnubilés par leur écran et ceux qui roupillent, affalés tels des androïdes déconnectés.

Dans mon TGV dernier cri, l'autre jour, je suis allé aux toilettes. Là, moment d'angoisse : la porte n'a plus ni poignée, ni loquet, tout est remplacé par des boutons. La cuvette s'adosse à la sortie. Il fallait que je pisse, j'ai dû me contorsionner, tournant à moitié le dos à la porte de peur qu'elle ne s'ouvre, et ensuite j'ai cherché un bon moment le bouton pour la rouvrir, ou celui pour appeler à l'aide comme dans les ascenseurs.

Pas de panique, on va s'habituer à ça comme au reste. C'est comme l'ordinateur. Tu te débrouilles avec l'ordi, Michel. Tu sais utiliser un dixième au moins de ses possibilités, il a changé ta vie, tu le bénis tous les jours.

C'est vrai, la technologie fait des progrès, quel bonheur. Tu accueilles les nouveaux perfectionnements avec enthousiasme, à chaque fois il faut t'adapter, tu t'adaptes, comme un cavalier au galop sautant les obstacles, tu tiens le rythme, tu tiens le coup, mais peu à peu ça devient plus dur, ça court un chouya trop vite, ce serait bien que ça ralentisse, que ça s'arrête un peu, ça va comme ça, ne bougeons plus, tu es pris d'une soudaine tendresse pour les chiottes à l'ancienne, les poignées de porte, les bons vieux loquets et tu comprends que cette fois ça y est, te voilà parti dans la vieillesse, pas loin du terminus.


Entre cygne et serpent.
Le futur TGV.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°130 en juillet 2014)