Maintenant je vous présente, encore une fois, mes complemints affectueux et mes sincères salutations à vous et à toutes votre famille de bonne Pâque. Soyez en bonne senté et avec bonne pensées. Je suis avec respect
votre tante Nina
La tante Nina ? Aucun souvenir. Tous ceux qui pourraient me renseigner sur elle sont morts. Je sais seulement qu'elle nous écrivait de Russie — alors URSS — dont elle n'avait pu s'enfuir à la Révolution. Ce petit mot doit dater des années 50 ou 60. Dans le même lot de vieilles cartes postales, je retrouve en même temps ceci :
Chere Mimi, je vous souhaite passer le Dimanche 2 Septembre jour de votre anniversaire le mieux possible et je vous envoie à cette occasion mes meilleurs vœux et avant tous la santé et de bonheur. Transmetet s'il vous plait à Igor mes félicitations à cette occasion. J'espere que chez vous tous vas bien et tous les mondes en bonne santé. Je vous embrasse bien fort
Boris
Mimi, c'est ma mère. Igor, mon père. Boris, le meilleur ami de mon grand-père. Ils étaient officiers dans le même régiment de hussards et c'est par lui que mes grands-parents se sont connus ; tous trois se sont exilés ensemble. Dans ma petite enfance, ils habitaient avec mes parents et moi dans la maison que j'occupe encore aujourd'hui. Je crois bien que Boris fut chauffeur de taxi comme mon grand-père et tant d'autres Russes blancs. En 1954 il s'exila une nouvelle fois, encore plus à l'ouest, du côté d'Angers où vivait son frère. Mes grands-parents passaient avec lui là-bas une partie de l'été. Ils sont morts avant lui. Boris a fini ses jours non loin d'Angers, dans la maison de retraite de Trélazé où je l'ai revu dans les années 70, petit vieux édenté, pour la dernière fois. C'est là sûrement que se trouve sa tombe. Il s'était offert un beau marbre, des années à l'avance, souhaitant sans doute retrouver, après une existence précaire, un peu du confort de sa jeunesse.
Mais qui va lui rendre visite là-bas ? Boris n'avait pas de famille, son frère mis à part. Il ne s'est jamais marié — lui dont la beauté, dit-on, chavirait le cœur des femmes en Russie. Les quelques photos qui me restent de lui, que j'ai encadrées, montrent un cavalier fringant, conquérant. Autre mystère : son français calamiteux. Après quarante ans de séjour en France ! Lui, un homme certainement instruit, né dans une famille noble ! Je recopie minutieusement son petit mot bourré de fautes sans la moindre intention de me moquer, avec tendresse et compassion. Comme en face d'une infirmité.
Sans doute n'a-t-il jamais quitté la Russie. Pour lui, pour mon grand-père, la France de l'exil devait être une épreuve provisoire, un mauvais rêve dont ils ont longtemps cru pouvoir se réveiller. Bien apprendre le français, c'eût été accepter l'exil, trahir l'espérance. Et la patrie. Ils vivaient entre Russes, en vase clos. Ils avaient amené avec eux la Russie, qui leur collait à la peau.
Elle est pour moi, cette Russie, plus lointaine que jamais, je refuse d'y aller en pèlerinage, j'ai déserté l'église de mes ancêtres, oublié leur langue ; mon grand-père Mikhaïl et son ami Boris, profondément conservateurs, mourraient de chagrin en voyant ce que je suis devenu, ce que je pense et ce que je vote ; mais à ma surprise, à mesure que mes idées s'éloignent des leurs, je sens que mon intérêt pour eux se ranime. Sommes-nous si différents, au fond ? C'est d'eux, sans aucun doute, que j'ai hérité la conscience que tout est fragile, qu'on peut à chaque instant tout perdre et devoir s'enfuir à nouveau. Je donnerais cher pour les revoir — non pas leur parler, juste les voir, les écouter parler, réentendre leurs voix, leurs accents chantants pendant qu'ils raconteraient leur jeunes années là-bas, dans le pays qui n'existe plus.
Toute ma vie j'ai rêvé de remonter le temps, jamais totalement persuadé que ce soit impossible.
Mon grand-père me disait avoir fait de la figuration au cinéma, chez Abel Gance, dans une scène de bal. En 1925, précise mon père dans une note biographique. Gance n'ayant pas tourné cette année-là, je visionne sur Dailytube la seule scène accessible de son film précédent, j'arrête sans cesse l'image, serait-ce lui, là ? ou cet autre, vague silhouette au fond ? Sur ces images grises tous les hommes de trente-cinq ans ressemblent au grand-père, et aucun.
Dans un placard de la cave dorment les archives de mes grands-parents : une grosse valise bourrée de papiers indéchiffrables, écrits en russe à la main. Un Russe passant chez nous, que j'ai prié de fouiller dans le tas, en a tiré une pochette contenant une grande feuille jaunie, l'encre à peine visible. Gardez précieusement ce document ! a-t-il dit. C'est le titre de propriété du château des parents de votre grand-mère en Ukraine, qui était russe alors. Le jour où l'Ukraine entrera dans l'Europe, vous pourrez vous pointer là-bas et récupérer votre bien — ou, dans le pire des cas, être dédommagé.
Le château n'était sans doute qu'une grosse maison, qui n'existe peut-être plus, et à quoi bon aller vérifier sur place ? Là-bas, pour moi, il n'y a plus personne. Quant à l'Ukraine européenne, il va falloir encore attendre, je risque fort de mourir avant. J'ai mieux à faire que rêver aux châteaux en Russie. Pendant le temps qui me reste, il faudrait que je m'en occupe enfin, de cette valise russe. Que je la fasse lire par quelqu'un, faute de pouvoir m'y mettre moi-même. Je ne suis même pas fichu de lire les classiques russes en russe, Tolstoï, Dostoïevski et autres, que mon grand-père avait achetés pour moi en se saignant aux quatre veines. Ils attendent patiemment dans la pièce à côté, tout en haut de la bibliothèque, poussiéreux, depuis plus d'un demi-siècle. Sans se plaindre. C'est moi qui m'accuse, quand j'y pense. Ne pas vénérer Dieu et le Tsar comme mes ancêtres ne me gêne en rien ; mais d'avoir oublié leur langue, la plus belle de toutes, je me sentirai traître à jamais.
Boris à gauche, Mikhaïl au centre. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°129 en juin 2014)