C'était un soir, l'hiver dernier, devant l'écran de l'ordi comme tous les soirs. Soudain j'ai aperçu, à ma gauche, sur le bureau, entre ma main et la lampe, quelque chose qui bougeait : un minuscule insecte vert, d'une espèce inconnue, qui avançait doucement, précautionneusement, visiblement perdu, ses fines antennes interrogeant l'espace immense.
Alors, chose étrange, me penchant sur lui pour mieux l'examiner, je me suis retrouvé dans sa peau — enfin, dans sa carapace, plus fine que ma peau. J'étais le petit explorateur égaré, et non plus ce géant, cette montagne mouvante au-dessus de lui. J'ai calculé de tête le rapport entre sa dimension et la mienne : s'il avait ma taille, j'aurais six cents mètres de haut, deux fois la Tour Eiffel. C'était vertigineux : non seulement la différence énorme, mais surtout l'absence de toute communication entre nous. L'œil braqué sur lui, en m'aidant de ma loupe, je distinguais à peine les détails de son corps, je ne pouvais imaginer ce qu'il voyait, ce qu'il ressentait ; et quant à lui, que pouvait-il percevoir, et a fortiori comprendre, de moi ? Lui et moi, chacun dans son monde.
Je me suis souvenu alors d'une nouvelle de Cortázar lue jadis : si ma mémoire ne l'a pas trop déformée, un homme et un poisson se regardaient l'un l'autre à travers la vitre d'un aquarium ; le lecteur se trouvait d'abord du côté de l'homme et soudain il était poisson. Loués soient les livres ! Ils m'ont appris autant que la «vraie vie», et même davantage ; sans cette lecture ancienne, aurais-je si facilement basculé de l'autre côté ?
J'ai longtemps suivi des yeux mon infime bestiole, tandis qu'elle escaladait le pied de la lampe péniblement, avec des haltes, de plus en plus perdue. J'avais pitié de sa faiblesse, de sa solitude. Je commençais d'éprouver pour elle — non sans étonnement — une vive sympathie. Mais que faire pour l'aider ? La cueillir délicatement sur un bout de papier, ouvrir la fenêtre et la remettre dehors ? Ou la laisser au chaud, à l'abri des prédateurs ? Étais-je pour elle un refuge ou un piège mortel ?
Ce que je viens de raconter, j'en suis conscient, est lamentable. Des millions d'êtres humains souffrent et meurent à tout moment, de façon souvent atroce, la planète grouille d'événements palpitants, gigantesques, guerres, catastrophes naturelles, cours de la Bourse, jeux olympiques, et on va s'attendrir sur un insecte ! Pauvre type.
J'ai changé, je l'avoue. Autrefois, comme tous les enfants, les garçons du moins, j'éprouvais le plus humain des plaisirs à zigouiller les petites bêtes. Quoi de plus cruel qu'un enfant ? Je crois que les grands criminels, les grands tyrans par exemple, exterminateurs de populations, les Hitler, les Staline, les Napoléon, adulés des foules qui ont retrouvé en eux leurs plus profonds instincts, sont restés jusqu'au bout bloqués dans l'enfance, protégés à jamais contre ce handicap si gênant, cette malédiction : savoir se mettre à la place d'autrui, ressentir sa souffrance comme si c'était la nôtre.
Je tue encore les moustiques pour ne pas être piqué, les guêpes car on les dit méchantes, les mouches dont le bourdonnement m'énerve quand j'écris, d'un coup de savate contre la vitre — je les rate souvent, mais quand il tue, le tueur sent monter du fond de son être la satisfaction viscérale, éternelle, du chasseur, cet héritier du pithécanthrope. Mais en même temps je me sens glisser sur une mauvaise pente. Les reportages tournés dans les abattoirs et les élevages intensifs — dont l'horreur n'a jamais empêché aucun carnivore de s'empiffrer — me révulsent toujours davantage. J'ai tué des souris naguère à contrecœur, je ne veux plus le faire, et lorsque Carole, la douceur incarnée, me raconte fièrement ses massacres de limaces au jardin, ses holocaustes d'escargots, je suis trop lâche pour exprimer mon désaccord, mais je m'étonne et désapprouve en silence.
J'aime les escargots. Leur fragilité m'émeut, j'admire leur souplesse corporelle et sexuelle — ils sont hermaphrodites, et moi qui n'ai qu'un sexe et ne penche que vers l'autre, je me sens un peu infirme. J'aime aussi les limaces, parce qu'elles sont mal-aimées, et trouve tout naturel qu'elles et nous partagions les fraises du jardin. J'aime nos abeilles, évidemment, même si leur indifférence à mon égard me froisse un peu. J'aime les oiseaux, dont je suis si jaloux, moi qui n'ai jamais réussi à voler. Non, je ne les aime pas tous : je me méfie des pies depuis que l'une d'elles m'a piqué du bec. Mais les acrobaties vocales des merles, ces marlous volubiles, me réjouissent. Et j'aime surtout les corbeaux.
«Les chers corbeaux délicieux», écrit Rimbaud pour choquer, mais moi cela ne me choque pas. Élégants, tout de noir vêtus, on les dit très intelligents, très sociables. J'ai lu jadis qu'ils possèdent un langage élaboré, riche d'une vingtaine de cris. Quand je les rencontre, là-haut dans le parc de Saint-Cloud, leur domaine, presque chaque jour, j'essaie tout en courant de percevoir la différence entre leurs divers croa-croa, sans grand succès jusqu'ici. Ils sont peu farouches, ne s'écartent qu'au dernier moment ; je les salue au passage quelquefois, mais on dirait que ma voix les effarouche — ils comprennent sûrement de travers mes démonstrations d'amitié, ma voix douce doit être aussi désagréable à leurs oreilles qu'aux nôtres leurs croassements. Se souviennent-ils qu'il y a cinquante ans, dans la garrigue tout près d'Uzès, j'ai tiré à la carabine sur leurs congénères — sans jamais, je le jure, en toucher un seul ? C'était dans une autre vie. J'ai quitté depuis la confrérie des chasseurs, des hommes, des vrais. Maturité, sagesse, ou sensiblerie sénile ?
Je rêve. Dans quelques années, trop vieux pour courir, encore capable de marcher, je monte au parc tous les jours pour nourrir les corbeaux. En fait, ce sont des corneilles, à preuve leur bec noir. Elles s'habituent à moi, elles m'attendent, m'entourent tandis que je lance graines et miettes. L'une d'elles se prend d'amitié pour moi, elle descend me voir à la maison de temps à autre, tandis que nous mangeons sur la terrasse elle se perche un instant sur mon épaule, disant Comment va ? Je n'ose répondre, je parle leur langue avec un accent à faire peur, mais je l'ai apprise, je la comprends, j'en suis fier comme de savoir le grec, je suis fier d'être l'ami des corbeaux, ma vie somme toute bien remplie trouve là un couronnement digne d'elle, je croa.
Corneille croate ? |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°128 en mai 2014)