Ô DOUCEUR


Tout va bien. Carole et moi sommes heureux ensemble, en bonne santé encore, le travail ne manque pas, nous venons de passer en Grèce une semaine bien remplie et tandis que je monte en trottinant ce matin vers les hauteurs du parc de Saint-Cloud, il fait un temps superbe.

Un peu anormal à vrai dire, ce beau temps, pour un 15 mars. Il paraît qu'aujourd'hui dans Paris, faute de pluie et de vent, l'atmosphère est très polluée. J'en ai la confirmation en arrivant là-haut, à la terrasse de la Lanterne, d'où je vois la ville étalée à mes pieds. Le ciel au-dessus, quoique sans nuages, n'est pas bleu, mais gris jaunasse ; la Tour Eiffel a disparu, noyée dans la brume.

Des pics de pollution, Paris en a déjà connu ; mais c'est tellement pire ailleurs ! En voyant de mes yeux les rues d'Athènes enfumées certains jours, en découvrant ces derniers temps les images du smog de Pékin, je ne me sentais pas concerné. Les infos alarmistes de ce matin, dans mon euphorie, je les ai à peine écoutées. Je me suis dit, ils exagèrent toujours, ça n'arrive qu'aux autres, moi j'habite un pays moins souillé, hors de la grande ville, mes collines et mes forêts me protègent.

Tu parles. La brouillasse au-dessus de Paris monte bien plus haut que mon belvédère, plus haut que la Tour elle-même, et ce matin l'air que je respire, légèrement piquant, laisse un petit goût acidulé sur ma langue. Je ne suis plus à l'abri. La bête a investi mon territoire. Je suis cerné. Pris dans le brouillard, comme les autres.

Cela fait pourtant des années que j'y pense, à ces histoires de pollution, que je m'informe sur le danger, que j'essaie — trop mollement — d'en informer les autres. Toutes ces menaces, au fond, étaient restées abstraites. Aujourd'hui j'ouvre enfin les yeux. Je sens l'agression dans ma chair. Et je me dis, voilà, ça y est, aujourd'hui c'est le commencement de la fin.

Tout se passe comme il se doit, de façon classique. Souvent cela démarre ainsi, en douce, alors que notre vie est au beau fixe, par un signe imperceptible, douleur infime, accroc minuscule. Parfois, comme aujourd'hui, la goutte d'eau fait tout déborder d'un coup : je vois soudain l'avenir nettement comme jamais. La planète empoisonnée à petit feu, inéluctablement. J'ai compris ces derniers mois quelque chose d'essentiel : il ne faut rien attendre de personne. Les hommes politiques ne feront rien. Ou alors au tout dernier moment, trop tard. Ils sont cul et chemise avec les financiers et les industriels, qui ne feront rien, et quant aux électeurs, la majorité d'entre eux ne feront rien non plus : on n'obtiendra jamais d'une majorité de citoyens qu'elle sacrifie son confort, si peu que ce soit, pour atténuer le martyre de la planète. La course à la croissance est une machine emballée, devenue folle.

Loué soit mon bonheur actuel, louées soient les endorphines du coureur : en cet instant une bulle de sérénité me protège. Pas de panique, mon vieux. Reste optimiste comme tu l'as toujours été. Tu la reverras, ta Tour Eiffel. Les beaux jours vont revenir ! La fin n'est pas pour demain. Le malheur arrivera peu à peu, par bonté ou par sournoiserie peut-être, malin comme il est, pour te laisser le temps de t'habituer. Tu mourras, c'est fort probable, avant que ça se gâte pour de bon. Les pays riches, et les riches de ces pays, sauront se protéger, ils résisteront plus longtemps. Les grands de ce monde auront des voitures à oxygène, des appartements sans ouvertures et des villas en altitude. Tes enfants et petits-enfants feront peut-être, avec un peu de chance, partie des privilégiés. Ensuite ? Après eux le déluge. Quant à toi, ne gâche pas ce qui te reste de vie. Referme les yeux. Demain la plupart des gens oublieront l'alerte, après-demain tu l'oublieras toi aussi. Laisse-toi un peu aller aux charmes de ce bel automne. Les agonies, parfois, sont d'une extrême douceur.


Un manteau gris, c'est doux, c'est classe...
Paris dans ses nouveaux atours.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°127 en avril 2014)