Tandis que j'écrivais mon livre sur les charmes de la banlieue, j'ai fait une belle balade avec l'un de mes fils. Lorsque je l'ai racontée dans le bouquin, j'ai supprimé le fils au dernier moment. J'avais à cela une raison tout à fait défendable : l'écrivain se doit d'aller à l'essentiel, or l'enfant ne jouait aucun rôle dans l'histoire, mon sujet étant le tête-à-tête entre la banlieue et moi. N'empêche que vingt-cinq ans plus tard cet enfant effacé, coup de pouce infime, détail anodin, ne veut pas s'effacer de ma mémoire. Il s'incruste, il me gêne vaguement.
Pour tout dire, je me sens un peu coupable. Même si cet infanticide furtif est somme toute normal. Il y a chez l'écrivain — qu'il soit marié ou non, parent ou grand-parent, et que cela le rende heureux ou non —, une propension plus ou moins consciente et assez puérile à jouer les solitaires, à s'exhiber en homme libre, affranchi des préoccupations familiales, prosaïques, routinières, qui l'empêcheraient de se consacrer à sa vie intérieure et à son art. Et le voilà prenant la pose devant le photographe en poussant bobonne et les lardons hors du champ.
Bien que je fasse aujourd'hui partie de la confrérie, j'ai conservé en partie cette image naïve de l'écrivain en être à part, sans attaches, voué corps et âme à sa passion d'écrire. J'y pensais l'autre jour en lisant le nouveau livre de Chevillard, où il évoque ses deux filles sans cacher l'adoration qu'il leur voue. Chevillard, père de famille ! J'en suis ravi pour lui, mais le lecteur en moi est bêtement déçu. Chevillard était pour moi un être inimaginable, étranger à notre plate réalité, or voilà qu'il s'incarne en papa poule !
Sans doute y a-t-il un certain courage dans cet aveu de paternité, un courage dont je suis dépourvu. J'ai beau écrire de plus en plus, à tort et à travers, j'évoque rarement ma progéniture, pourtant nombreuse, ou certaines personnes qui ont marqué ma vie, qui continuent parfois d'y jouer les premiers rôles.
Normal, dira-t-on, il y a là une élémentaire pudeur. Sans aucun doute. La pudeur, j'en suis capable. Pourtant je suis en même temps le type qui s'est totalement déshabillé au début d'un autre livre, en racontant l'incandescent mois d'août 82 passé à Thessalonique avec Luz. Alors pourquoi ai-je écrit sur Luz avec furie, et rien, ou pratiquement rien, sur d'autres grands moments de ma vie ?
Mon amour pour Nelly, ce voyage fou, l'océan traversé pour la première fois, les quelques jours de rêve passés là-bas chez elle ? Je m'en souviens si bien, près de trente ans plus tard. Le moment où j'ai... le moment où elle a... le moment où nous... Non, décidément, ça ne veut pas sortir. Ce fut pourtant un autre sommet, et je l'entends encore, Nelly, dans son grand lit chaud, serrée dans mes bras, me disant qu'elle n'a jamais été aussi proche de quelqu'un.
Ça au moins, je suis arrivé à le dire, mais tout le reste bloque.
Je cherche à comprendre pourquoi, et les raisons que je trouve (on en trouve toujours) ne me satisfont pas pleinement.
Mettons que Luz a été l'entrée dans une vie nouvelle ; que je ne pouvais pas écrire mon livre sur la Grèce en omettant ce moment fondateur ; et aussi, tout simplement, qu'en écrivant j'étais sûr d'une chose : ces pages me rapprocheraient de Luz. À défaut de rester amants, je souhaitais que nous soyons amis, j'aime cette amitié très douce qui suit, qui devrait suivre, les grandes ébullitions amoureuses. Quand nous nous sommes enfin revus quelques années plus tard, et que je lui ai lu mes pages, tout à la fin j'ai vu des larmes dans ses yeux. Il n'y avait là, j'en suis sûr, nul chagrin, nul regret. Complices dans le souvenir de la grande aventure, nous étions tout simplement heureux de l'avoir vécue.
Nelly, c'est tout le contraire. Nelly ne s'est jamais totalement donnée, elle a passé son temps à se protéger, effarouchée par mon adoration, la tenant à distance comme si c'étaient de vraies flammes. Je ne lui en veux pas, je la comprends : elle craignait de trop s'attacher à cet homme marié qui s'interdisait de ne plus l'être, elle s'en voulait sûrement de ne pas mieux répondre, bref, je lui ai empoisonné la vie. Un récit de nos amours aurait mis le comble à son malaise, et c'était là une raison suffisante pour me taire : je l'avais déjà trop fait souffrir en l'aimant, pas question d'aggraver mon cas. Il m'importait, là aussi, de maintenir l'amitié ; j'ai longtemps traversé de loin en loin l'Atlantique, cette fois par téléphone, avant de me décourager récemment : j'étais toujours celui des deux qui appelait.
Elle n'a jamais montré d'intérêt pour mes livres, je doute fort qu'elle dévore ma prose ici même tous les mois, je pourrais donc écrire sur notre histoire à son insu, mais non. Pour que j'en aie envie, il faudrait que ces quelques années soient un bon souvenir pour elle, et par conséquent pour moi, au lieu de nous laisser à tous deux un goût d'amertume.
Et Jeanne, si discrète... Et Noémie... J'aligne tous ces noms de femmes à contre-cœur, déballage indécent, j'ai l'air d'un homme à femmes, d'un fat insupportable, espèce que je déteste... Alors que Noémie, par exemple, je n'ai même pas été son amant, je fus simplement le témoin de sa déprime, son confident, une espèce de grand frère. Un jour, dans les derniers temps, elle m'a menacé d'un procès si je la mettais dans un livre. J'ai obtempéré, j'ai noirci des pages sur elle que je ne publierai pas, à l'exception d'une seule où elle apparaît à l'abri d'une épaisse burka de faux renseignements. Je n'irai pas en prison. (Je persifle, mais Noémie disparue me manque, elle aussi.)
J'ai changé les noms, bien sûr. Z., qui partagea si longtemps ma vie, a un statut spécial qui lui vaut le port d'une initiale. Maintenant qu'elle n'est plus de ce monde, je pense qu'un jour je pourrai parler d'elle un peu plus. Carole, ma compagne depuis dix ans, garde ici son vrai nom et se balade librement dans mes petites chroniques — même si notre histoire (le premier épisode il y a quarante ans, les retrouvailles récentes), que je ne me lasse pas de raconter oralement, et qui fait toujours son effet, ne sera peut-être jamais écrite. À vrai dire, elle est trop belle ; on dirait de l'Harlequin.
Mes enfants ? Ils sont beaux, j'ai plaisir à le dire, et si je les ai zappés cette fois encore, c'est que je répugne à étaler leurs vies ou certains désaccords passés. Cela ne me pose aucun problème de m'exhiber en père et même en grand-père. La grand-paternité vous affuble automatiquement d'une grande barbe blanche, eh bien soit. Il est grand temps. Fini de jouer les ados.
Sans paroles. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°126 en mars 2014)