CARTES MAGIQUES


Dans le métro l'autre jour, vu sur une grande affiche une pub pour un livre ! L'heureux bouquin chante les beautés de la campagne française : dans un décor bucolique, sur un panneau routier à l'ancienne, de ceux qui annoncent le nom des villes, on lit en grosses lettres le titre de l'ouvrage : Hexagone.

Elle devrait, cette image, ravir l'amateur de verdure et de coins perdus que je suis. Ces vieux panneaux indicateurs en lave émaillée, avec leurs lettres bleu sombre et leur bordure du même bleu sur fond crémeux, sont les petites madeleines, toujours plus rares et d'autant plus précieuses, qui balisent pour moi l'entrée du pays lointain de l'enfance.

Or l'affiche me met plutôt mal à l'aise.

Le jeune type à lunettes et barbiche qui trône à côté du panneau, le livre à la main, c'est l'auteur : Lorant Deutsch en personne. Son précédent best-seller a fait de lui une star de l'édition, et plus encore : un symbole, une icône, le héraut de la vieille France enracinée dans son terroir, ses traditions et son rejet du monde moderne — bref, le jeune réac de service, choyé par tant de nos compatriotes, lesquels comptent sur sa jeunesse pour masquer la vieillesse de leur pensée. Ainsi donc, je partage ma nostalgie avec toute une smala de vieux kroumirs ! (Deux mots arabes fort mal venus, s'agissant d'une population qui goûte peu ce qui vient d'ailleurs, surtout du sud.)

Ce qui dans cette image me fait le plus grincer des dents, c'est l'autre objet que brandit le jeune homme, comme un roi son sceptre : une carte routière ! Voilà cet objet usuel de ma jeunesse devenu emblème, émouvante pièce de musée pour certains, objet rétro risible pour d'autres. Il suffit parfois d'une simple image, d'un simple détail pour se sentir basculer d'un coup dans le passé.

Mais pourquoi m'étonner ? Cela fait des années déjà que les gens normaux ont largué leurs cartes pour naviguer au GPS. C'est tellement plus simple. On n'a qu'à effleurer du doigt un écran minuscule, ou plus relax encore, se laisser guider par une voix mielleuse comme dans les pubs et les aéroports.

Non, je ne vais pas me déchaîner contre le GPS. Il est magique, tout comme l'ordinateur. On devrait s'émerveiller tout le temps devant ce déluge de prouesses technologiques. Le GPS m'en met plein la vue. Je suis même prêt à oublier ses défaillances. La première fois que Carole a sorti le sien, il a un peu merdouillé, mais admettons que c'étaient ses débuts, qu'il est devenu infaillible depuis. Le problème vient de là, hélas. Devenu trop performant, il me décourage de me débrouiller seul ; il fait de moi un assisté ; sous sa coupe, infantilisé, je ne vois rien de ce qui m'entoure ; je ne suis plus qu'un astronaute enfermé dans sa capsule, relié à sa base dont il suit les instructions. Un chien en laisse.

La carte a sa magie elle aussi, humble et artisanale. Dans les années 50, avant l'une de nos virées en voiture, mon père déplie sur une table la carte Michelin, de celles au 200 000e, et du même coup c'est l'espace lui-même qui se déploie, cent kilomètres couvrant la table entière, la campagne offerte sur un plateau. Nous dominons la terre étalée devant nous comme vue d'avion, mieux encore qu'en avion : ce que nous verrons quelques années plus tard depuis là-haut sera moins net, moins lisible, une bonne partie nous sera cachée, et surtout il nous manquera les noms, le fourmillement des noms de villes et de villages, de rivières, de forêts, de sommets. Dans ce chef-d'œuvre qu'est la moindre carte routière, tout est souligné, clarifié, à la fois réaliste et stylisé, comme si l'on pouvait voir en même temps la chair d'un corps et ses os. Comment a-t-on fait ? À combien se sont-ils mis pour dessiner ce prodige de précision ? Avec quels outils ? On ne se pose même pas la question. Pour l'usager, honte à lui, ce miracle va de soi. L'émerveillement se désapprend si vite.

En ce temps-là c'est ma mère qui lit la carte, assise à côté de mon père qui tient le volant. Parfois elle se trompe et se fait incendier par lui. Plus tard je prendrai sa place, entrant du même coup dans le cercle des adultes. Pas de ceux qui agissent, qui conduisent, mais de ceux qui ont le nez dans le papier. Toute ma vie durant je vais passer des heures à côté d'une conductrice, un œil sur la carte et l'autre sur la route. Je me trompe moi aussi, mais moins que ma mère. Il m'arrive de maudire M. Michelin, de lui coller mes erreurs sur le dos, mais ce risque d'erreur, je l'accepte, je m'en réjouis : il ajoute son piment aux balades les plus plates, leur donne un vague parfum d'aventure. L'ennui des longs trajets est atténué par ce défi : comprendre la carte, l'expliquer clairement à l'être parfois irritable qui conduit, maquiller mes erreurs en botte secrètes habiles ou pittoresques.

Des années 70 aux années 80, je vais beaucoup fréquenter les cartes d'état-major, randonnées pédestres obligent : celles au 25 000e, où l'on repère le moindre plissement de terrain, le chemin le plus ténu et jusqu'à certains arbres ; celles plus amples au 50 000e, qui rappellent mieux au marcheur, obnubilé par les cailloux du sentier, l'immensité qui l'entoure. Cartes d'état-major... Ce nom martial ne les dessert pas aux yeux de qui n'adore pas l'armée ; il réveille au fond du vieil anti-militariste l'enfant imbécile qui ne rêvait que plaies et bosses, qui dans les champs les plus paisibles imaginait des grandes batailles ; le simple civil s'imagine découvrir les secrets des généraux-en-chef.

Pendant les années 90 j'explore la banlieue de Paris en courant. Mon territoire est couvert par quatre cartes Michelin (nord-ouest, nord-est, sud-ouest, sud-est). Ne pouvant les emporter, je les étudie avant le départ, m'efforçant de les apprendre par cœur, et j'y retourne en arrivant, pour comprendre où et comment je me suis perdu. Après des heures de flou, d'incertitude — l'espace opposant à l'explorateur pour l'égarer, avec sa terrible force d'inertie, toute une batterie de sortilèges sournois — la lecture de la carte est une délivrance, un retour à la terre ferme, à une permanence tranquille. Revivant mon parcours, ses sinuosités maladroites, mais aussi les coups de chance parfois et les moments inspirés, je suis agréablement divisé, à la fois point infime glissant sur le papier d'une rue à l'autre et celui qui l'observe sereinement du haut du ciel. Et lorsque j'arrive dans une ville inconnue en voiture ou en train, me sentant égaré, infirme, je saute sur le premier plan de ville venu : en me donnant ma place dans ce magma informe et fuyant qui m'entoure, il le fait exister, et du même coup j'existe moi aussi.

Les cartes de ces années-là, je les ai gardées. C'est idiot, elles ne servent plus à rien. Le pays change, les autoroutes prolifèrent, les villes surtout s'entourent d'anneaux de bitume et de bretelles compliquées, enchevêtrées. L'autre été je me suis paumé devant Vannes avec ma carte vieille de trente ans. Carole se moque gentiment de mon fétichisme, mais je persiste. J'achète parfois des cartes neuves, tant qu'on en publie encore, plus perfectionnées que les anciennes, mais comment pourrais-je les jeter, les cartes Michelin orange à liseré bleu sombre de mes parents, où l'on peut voir encore les traces de la guerre, ces ronds rouges par exemple, indiquant un pont détruit ? Je l'aime davantage, ce pays blessé, appauvri qui renaît peu à peu péniblement au fil des années 50, que notre France repue, vieillissante, à bout de souffle. Et que m'importent les autoroutes ? Nos voyages sont rares de toute façon. Les cartes désormais me servent surtout chez moi, pour voyager par la pensée, rêver à de nouvelles balades en voiture à deux sur des routes minuscules, au fond de provinces profondes, ou imaginer les grands raids à vélo que je ne ferai plus jamais.


Merci, Bibendum.
Michelin à travers les âges.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°125 en février 2014)