FORÊT ULTIME


Cette année, c'est l'hécatombe : Z., mon ex-épouse, au printemps ; cet été, l'oncle Blaise ; et l'hiver venant, voilà tante Berthe qui nous quitte. La famille s'amenuise : en ce jour de décembre, nous ne sommes que huit autour de l'urne, sous les arbres.

Ce ne sont pas des funérailles comme les autres. La défunte, croyante et peu suspecte d'excentricité, a malgré tout voulu être enterrée sans passer par l'église, dans la forêt où elle aimait se promener avec l'oncle. Ils s'étaient retirés voilà plus de quarante ans dans ce coin perdu de la Suisse allemande profonde. Je n'étais encore jamais allé là-bas. Pour rejoindre Hägglingen depuis Paris, il m'a fallu trois bonnes heures de TGV jusqu'à Genève, puis 250 kilomètres en voiture avec mes deux cousins, d'abord sur l'autoroute, puis sur des routes secondaires jusqu'à la maison de l'oncle, avant de prendre au-dessus du village le chemin qui mène à la forêt.

Nous sommes donc huit là-haut, plus le pasteur qui nous attendait avec l'urne. Le pasteur est une femme dans les cinquante ans, plus jeune sans doute que le plus jeune d'entre nous : nos enfants et petits-enfants, pour diverses raisons, n'ont pu venir. Sympathique, la pasteure. Douce, apaisante. Et puis si l'on accuse parfois les Suisses allemands de conformisme et de raideur, combien de pasteurs français accepteraient comme elle l'a fait, de bonne grâce, pareille entorse aux traditions séculaires — à supposer que nos lois les y autorisent ?

Il semble bien que les rites funéraires, dans notre vieil Occident, deviennent de plus en plus libres et variés. Les trois funérailles de cette année auront été belles, émouvantes, et très différentes. Un point commun unit les trois disparus : ils ont choisi d'être réduits en cendres. Ce choix est dans l'air du temps. Les catholiques eux-mêmes s'y mettent, enfin : souhaiter pourrir dans la terre sous prétexte qu'il faut conserver le squelette, sinon Dieu ne pourra pas nous bricoler un nouveau corps, c'était tout de même assez crétin. Les orthodoxes suivront le mouvement dans quelques siècles, mais je ne les attendrai pas. Je partirai moi aussi en fumée — si l'on respecte mes volontés le moment venu.

Nous n'en sommes pas là. Debout en cercle autour de l'urne posée sur le chemin, nous écoutons la pasteure lire une prière, dans un français de germanophone, hésitant par endroits, qui ajoute au dépaysement. Mon autre tante, la seule en vie désormais, lit un psaume. Puis le voyage reprend, à pied cette fois, le long du chemin de terre qui s'enfonce dans la forêt. Nous marchons lentement, à l'allure de l'oncle qui aura nonante ans demain, puis, quittant le chemin, nous entrons dans le sous-bois. Notre destination, c'est cette pierre qu'on distingue entre les arbres, une grande pierre plate avec des trous dedans qu'on dirait faits de main d'homme. Nos ancêtres sont sans doute venus là, il y a des siècles ou des millénaires, pour célébrer on ne sait plus quel rite. Cela ressemble à un retour aux origines. Nous remontons le temps.

On reforme le cercle. Encore une prière et un psaume, L'éternel est mon berger, la pasteure creuse un trou, y dépose les cendres, les recouvre de terre, puis chacun vient saupoudrer la terre d'une poignée de graines de fleurs.

Nous sommes seuls dans la forêt, il fait un froid de loup, les branches des arbres à perte de vue sont pailletées de givre, leur dentelle immense partout déployée, comme si la Nature mettait ses plus beaux atours pour accueillir la défunte — ou comme si elle s'en foutait complètement.

L'oncle penché au-dessus des cendres de l'épouse voit défiler, j'imagine, soixante ans de vie commune. Mes cousins l'aident à se relever. Il est temps de retourner chez les vivants. Nous allons manger ensemble au restaurant, rappeler les grands moments de la saga familiale, chacun complétant les souvenirs des autres ; nous rirons souvent, comme aux funérailles d'autrefois au bord du Léman, du temps de ma mère et de mon grand-père, quand la famille était bien plus nombreuse à table ; les enterrements servent à rapprocher ceux qui restent, à resserrer le cercle brisé ; puis chacun reprendra sa route, en emportant, je crois, l'impression d'avoir vécu là, au fin fond du canton d'Argovie, de façon inattendue, un moment rare.

Il y a eu là-haut, malgré la tristesse, un moment de paix et d'harmonie. Il ne venait pas seulement du réconfort qu'apporte à un groupe une épreuve partagée. Par delà nos humbles personnes, ce petit rituel familial, mystérieusement, m'est apparu accordé à la marche du monde. On eût dit que le christianisme, naguère si arrogant, si intolérant, tendait la main au paganisme, et que les deux vieillards fatigués, réconciliés enfin, se soutenaient l'un l'autre, avançant à petits pas dans la forêt des siècles vers le bout de leur chemin. Il est permis d'y voir un sacré progrès. Le monde est vieux comme nous, il sombrera peut-être bientôt, mais nous autres mourrons tous, avec un peu de chance, avant que ça se gâte pour de bon ; nous aurons sans doute une fin paisible, la vieillesse a ses bons moments, savourons sa douceur, amen.


Ce jour-là le ciel n'était pas si bleu, il l'est devenu dans le souvenir.
Ses plus beaux atours.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°124 en janvier 2014)