Ma mère est morte ici, dans notre maison. Et ma grand-mère. Et le précédent propriétaire, Charles Apoil. Je sais les dates au jour près, et dans quelles pièces. Mais d'autres ont dû les précéder. Avant 1940 on ne mourait pas à l'hôpital, on restait dans son lit, je peux donc sans trop de risque les rajouter tous à ma liste : Flavie, épouse de Charles ; Rose Apoil, sa sœur ; Estelle Apoil, sa mère ; Charles-Alexis Apoil, son père ; Hubert Renard, son beau-père ; Antoine et Antoinette Béranger, ses grands-parents. Je déplore évidemment que la maison n'ait jamais accueilli de naissance ; elle doit se contenter d'un baptême, le mien (en janvier 1948, dans l'actuelle salle à manger), événement hélas fort dévalué désormais à mes yeux de mécréant. Mais la mort, on ne fait pas mieux : mourir est un acte solennel, qui ennoblit le lieu où il advient. Et quand on meurt dans une maison, le fantôme du défunt s'y installe tout naturellement. Voilà pourquoi penser à tous ces morts si proches n'a pour moi rien de sinistre — au contraire. Leur présence réchauffe.
J'espère bien que mon fantôme les rejoindra le moment venu. Avec un peu d'appréhension. Comment va-t-il m'accueillir, Charles Apoil ? Je me sens si proche de lui, qui me jugera si différent...
Mais rien ne presse. Cette maison que j'ai fréquentée toute ma vie, où certains meubles sont là depuis l'origine il y a cent cinquante ans, où tout ne change qu'avec une sage lenteur, m'entretient dans l'illusion qu'entre ses murs le temps coule plus lentement qu'ailleurs, que les agressions du dehors ne vous y atteignent qu'à l'état d'écho assourdi, et que je suis parti pour l'habiter des dizaines d'années encore.
Les gens de cinéma qui ont tourné chez nous l'hiver dernier m'ont conforté dans ce rêve. Qu'elle est belle, cette maison ! Ne changez rien surtout ! Ils croyaient entrer dans une enclave hors du temps. Alors que la plupart des gens repeignent et rafraîchissent tous les vingt ans, tous les dix ans s'ils peuvent, comme des maniaques, chez nous les parties laissées telles que mes parents les ont refaites, vers 1970, sont apparues aux cinéastes comme une survivance miraculeuse. Et je ressens la même chose. Pourtant je n'aimais pas trop, en ce temps-là, les innovations parentales. Ce papier peint de la cage d'escalier, noir avec ses fleurs roses, que je trouvais tape-à-l'œil, nouveau riche, qui me gênait comme une intrusion, s'est incorporé peu à peu à l'être des lieux. Il semble être là depuis toujours. Je le regarde avec tendresse et inquiétude. Il a dépassé largement l'âge de la retraite. Combien de temps pourrai-je le garder avant que les forces du Progrès et de la Raison ne l'emportent et rétablissent le cours implacable du Temps ?
À force de ne rien voir bouger, on finit par croire à l'éternité au lieu de se préparer au pire. Notre bout de rue, au pied du coteau, n'a pratiquement pas changé depuis 1900, et j'avais confiance en lui pour tenir encore un peu, au moins jusqu'à mon départ. Mais voilà qu'en bas, à cent mètres d'ici, on s'apprête à démolir la mignonne villa des Bergeronnettes et ses petites voisines pour construire un monstre de béton. Les riverains râlent, bien sûr, mais qui les écoute ? Tous les partis politiques souhaitent le bétonnage, droite et gauche unies pour une fois. Comme il y a quarante ans, quand tous les politiciens locaux s'unirent pour construire un Sarcelles bis sur les décombres de la charmante rue des Caves. Une poignée d'écolos, à l'époque, fit plier les politicards et la petite rue a survécu par miracle. Mais les écolos, aujourd'hui, n'asticotent plus les bétonneurs, acceptant de congestionner la ville pour laisser respirer la campagne. On se sent un peu abandonné.
Du calme ! dira-t-on. Le coteau reste charmant, avec ses belles maisons et ses jardins. Il est placé en zone protégée, et les rares immeubles qui s'y trouvent ne font plus de métastases pour l'instant. Mais qu'est-ce qu'une zone protégée ? Les lois qui protègent peuvent toujours être tournées, voire abolies. Les édiles de nos communes, tous du même bord, artisans d'Un Massacre Programmé, semblent pris d'une même frénésie. Un maire s'emploie à transformer l'île Seguin, à peine libérée des usines Renault, en New Manhattan avec tours géantes ; un autre a entrepris de déclasser le Parc de Saint-Cloud pour y installer parkings et bâtiments. Le Parc de Saint-Cloud ! Le sanctuaire, le refuge ultime ! C'était trop beau. Le cercle se resserre. La future forteresse de béton en bas de notre rue, c'est un avant-poste, l'avant-garde d'une invasion annoncée. Nous serons désormais sous son regard. Un jour, et peut-être serai-je là encore, notre coin préservé sera livré aux attaques et les promoteurs débouleront, carnet de chèques en main. Il y a de quoi construire ici, avec vue plein sud, face au square, au gymnase, à l'ancienne manufacture, un paquet de riches résidences. On les appellera comment ? Les terrasses de la Pompadour ? Les jardins du Mail ? Ou tout banalement, Le Parc de Chèvres ? Je vois déjà mes voisins céder l'un après l'autre au charme des fifrelins. Bientôt il ne reste plus qu'un vieux con sous sa coupole, qui refuse des ponts d'or, qui envoie messieurs les promoteurs se faire foutre, de moins en moins poliment, et finit par crever dans son lit, au fond de sa maison de Mohican, fort Chabrol encerclé de grues et d'échafaudages, seul comme un chicot dans une vieille mâchoire.
Pas question de t'abandonner, ma vieille, n'aie pas peur. C'est d'ailleurs physiquement impossible. Tu fais partie de mon corps, ou plutôt non, c'est pire : c'est toi l'être vivant et je ne suis qu'un de tes organes — quelque chose comme ton cœur, ou ta langue.
Voilà ce que je lui dis de temps à autre. Nos destins sont liés. Je n'arrive pas à me figurer ma vie sans elle. Je mourrai sans doute avant, mais sa mort à elle sera ma seconde mort. Voilà pourquoi sans doute je tiens tant à la montrer, à la faire visiter à nos hôtes, de la cave jusqu'à la coupole, du jardin jusqu'aux terrasses, débitant inlassablement les mêmes anecdotes ; voilà pourquoi je n'en finis pas d'écrire sur elle, lassant les plus extrêmes patiences. Comme si cela pouvait la faire exister plus intensément, plus durablement, dans le souvenir d'une poignée de visiteurs et de lecteurs. Pauvre vieux Sisyphe.
Les Bergeronnettes. Aquarelle de Christian Benilan. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°123 en décembre 2013)