OÙ L'ON SE DONNE LE FOUET


Acte I. Pris d'une sainte colère à la lecture d'une anthologie merdique et de sa préface plus nulle encore, j'éprouve le besoin de protester par écrit. Ma diatribe, intitulée «Champs de ruines», paraît sur le présent site dans le CARNET DU TRADUCTEUR. Pas de réactions. L'affaire semble close ; elle ne fait que commencer.

Acte II. Me relisant quelques jours plus tard, je ressens le besoin bizarre de répliquer à mon propre texte. De le démolir carrément, à l'abri d'un pseudo. Besoin irrésistible. J'éprouve à écrire ce texte anti-Volkovitch une étonnante jubilation. Je le verrais bien paraître dans notre revue TransLittérature, mais non, il désoriente mes amies du comité de rédaction. Elles ne comprennent pas où je veux en venir. Forcément : moi non plus. Mon texte a quelque chose de tordu, d'obscur, qui m'intrigue, c'est ce qui le rend intéressant à mes yeux, mais je comprends qu'il n'a pas sa place dans une revue : les revues n'aiment pas l'ambiguïté, le flou ; on y est toujours plus ou moins dans le discours officiel, on se doit d'y annoncer franchement la couleur.

Pourquoi un type réputé à peu près normal prend-il autant de plaisir à se taper dessus ? Ne pas se comprendre, c'est déroutant. Je veux y réfléchir, et la meilleure façon, c'est d'écrire. Je revis alors pour la troisième fois ce moment : un nouveau sujet apparaît, s'impose, on ne peut résister, on lui cède et c'est délicieux.

Acte III. Après avoir mis en ligne mon brûlot anti-moi («Un peu de respect !», dans le CARNET DU TRADUCTEUR), j'entame donc le texte que voici.

Il commence très noblement. C'est Gide qui me souffle l'idée, lui qui avouait ne pas en avoir une sans que cherche à s'imposer en lui l'idée contraire : derrière ce besoin de chahuter nos convictions les plus chères, il y aurait une curiosité, une souplesse d'esprit, un souci de justice, d'équilibre, d'harmonie qui pousserait à confronter loyalement les points de vue.

Voilà qui est très beau, mais désolé, je ne me reconnais pas là. Ce souci d'équilibre est en contradiction avec ma hargne ravageuse.

Puis-je évacuer la question en me traitant de masochiste ? Le mot n'explique rien : reste à savoir pourquoi un masochiste l'est. Dans le cas présent, d'ailleurs, ce n'est pas sur moi que je tape, ou si peu. Les arguments que je m'assène, je n'y crois pas, je fais semblant. Celui que je veux ridiculiser, c'est l'autre, dont les idées sont le contraire des miennes. J'ai simplement fait en sorte que la dimension ironique n'apparaisse que peu à peu, histoire de piéger le lecteur.

Mes idées, sur le point en question — la place essentielle de la musique pour qui écrit ou traduit —, j'y crois dur comme fer, depuis toujours. Ce point de vue est aujourd'hui, me semble-t-il, majoritaire. Je m'en réjouis, naturellement. Et en même temps, cela me gêne un peu. La puissance d'une personne ou d'une idée, si méritée, si approuvée soit-elle, a quelque chose d'étouffant ; quoi de plus humain, dès lors, que la volonté de se donner de l'air ? La moquerie, ça fait du bien, ça défoule. Nos ancêtres du Moyen-Âge n'étaient pas si attardés quand ils instituaient des contre-cérémonies régulières comme la Messe des fous, où les hiérarchies se trouvaient inversées, où l'on riait de ce qu'on avait de plus sacré, où l'on se prosternait devant un âne, par exemple — comme je le fais dans mon Acte II.

Oui, mais derrière ce besoin de quitter un instant ses idées, se cache peut-être un besoin encore plus profond : se quitter soi-même. Je ne suis sans doute pas le seul à en avoir un peu marre, par moments, d'être tout le temps la même personne, si tristement prévisible, de plus en plus prévisible avec le temps. J'ai été fasciné jadis par ce roman de Van Vogt, Le monde des Ā, où un personnage se retrouve dans le corps d'un autre. En fait il demeure conscient de sa propre identité, il reste donc celui qu'il était ; en fin de compte c'est à peu près ce que vit un comédien qui devient un personnage tout en restant lui-même. Mon plaisir, en écrivant mes conneries l'autre jour, était celui du comédien en général, et en particulier de celui qui endosse un rôle de méchant.

Certains disent qu'en jouant le comédien s'oublie tout à fait, d'autres affirment qu'il ne se perd pas de vue un instant ; j'imagine qu'en fait il se trouve quelque part entre les deux, comme moi en train d'écrire l'autre jour, d'où un double plaisir.

D'abord, celui de débiner le méchant. Pas besoin de forcer, cela se fait tout seul : je me glisse dans sa peau, j'adopte ses pensées, et là, mystérieusement, il suffit de bien se laisser aller, d'exagérer juste un peu, pour que le dessin vire à la caricature, que des propos acceptables basculent dans le ridicule et l'odieux. Je me souviens, au service militaire, de ce copain antimilitariste qui jouait si bien au soldat modèle, exécutant ce qu'on lui demandait avec une perfection si appliquée, si excessive, que cela en devenait grotesque, subtilement.

Second plaisir, inverse et simultané : outre le plaisir de démolir l'autre, partager le plaisir de l'autre qui me démolit. Goûter à l'état pur la jouissance d'attaquer, quelle que soit la cible ; de lâcher la bride ; l'ivresse primitive, imbécile du cavalier qui charge sabre au clair.

Oui, mais par delà ces tactiques offensives, il se peut qu'au fond de moi je cherche avant tout à me défendre. Car il est sage de se critiquer avant que les autres ne le fassent : on leur coupe l'herbe sous le pied. Quand ils reprendront mes arguments, ceux-ci apparaîtront défraîchis, désamorcés ; j'aurai prouvé, en les devinant, qu'ils n'étaient ni originaux, ni bien malins ; et si je les formule mieux que l'adversaire, il n'en paraîtra que plus idiot.

Oui, mais qui est-il, l'adversaire ? Le traducteur littéraliste que je fais parler ne correspond à aucune personne précise, cet ectoplasme ne suffit pas à exciter ma hargne. Derrière lui, quelqu'un doit être caché. Ou quelques uns ? Tiens, tiens, on dirait que les revoilà, émergeant des brumes du passé, eux qui, jadis, voulurent me former à leur image. Oui : nos professeurs des classes préparatoires. Ils traduisaient aussi lourdement que mon personnage. Mais surtout, ils nous répétaient que pour réussir le Concours il fallait oublier, renier en cas de besoin, nos convictions personnelles. Critiquer qui que ce soit était défendu, c'est vrai, mais nous étions fermement invités à encenser les idoles, auteurs ou philosophes consacrés, y compris ceux que nous n'admirions pas. Nos maîtres se voyaient grands prêtres de la Vérité ; en fait, ils fabriquaient des petits sophistes, des menteurs capables de soutenir n'importe quelle idée sur commande. Depuis, chaque fois que j'écris contre mes pensées, c'est vers ces vieux fantômes que je me tourne avec un ricanement moqueur.

Pourquoi cette interminable rancune ? Leur en voudrais-je de m'avoir révélé cette volupté aussi profonde que perverse : le mensonge, la manipulation, la mauvaise foi ?

Décidément le Journal infime a rarement aussi bien mérité son nom. Toutes ces ratiocinations, ces coupages de nombril en quatre, à propos d'un petit mystère de rien du tout, avec par dessus le marché, comme toujours, l'impression d'avoir manqué l'essentiel. On dirait que plus on creuse, plus on se perd dans des labyrinthes. Que l'homme soit incompréhensible à soi-même, est-ce la preuve d'une riche complexité, ou de sa pauvre faiblesse ?


Encore une question sans réponse.
Qui s'aime bien se châtie bien ?


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°122 en novembre 2013)