SERVITEUR DES ARBRES


Les arbres de la rue, devant notre école, de l'autre côté des grilles, reçurent un jour la visite des élagueurs. Ces ouvriers costauds, une fois chaussés de leurs crampons magiques, devenaient des acrobates légers grimpant sans effort le long des troncs. Quand l'un des gamins que nous étions osa interpeller l'un d'eux, l'homme brandit sa serpe :

— Je vais te tailler les oreilles en pointe avec ça !

Nous savions que c'était pour de rire. Mais quelle invitation au rêve, ces oreilles en pointe qui feraient de nous des chats aussi agiles qu'eux, ou des lutins de la forêt admis à leurs mystères. Ces hommes frustes étaient une espèce à part. Venaient-ils en maîtres cruels pour couper les ailes à nos arbres, ou en diligents serviteurs pour soigner leur beauté ? Peu importe : ils veillaient sur les arbres. Pendant toutes ces années je l'ai pressenti confusément : les arbres ont quelque chose de sacré — même ces pauvres platanes malingres devant l'école.

Les premiers hommes, sûrement, ont divinisé ces êtres plus grands et solides qu'eux, dotés parfois d'une vie plus longue et qui souvent les nourrissaient. Puis l'espèce humaine s'est mise au monothéisme, on a vu là un progrès, ce qui n'est pas totalement faux dans un sens, mais du coup nous ne savons plus les regarder, ces dieux déchus — quelques uns d'entre nous exceptés, sans doute.

Quant à moi, c'est seulement par éclairs que j'entrevois leur nature profonde. Et mon désir de parler d'eux n'a d'égal que mon embarras. On dirait que les arbres ne se laissent pas mettre en mots. Flaubert, pour exercer Maupassant à l'écriture, lui conseille ce qu'il y a selon lui de plus ardu : décrire un feu qui flambe, ou un arbre. Je ne crois pas que ces deux grands hommes aient jamais tenté eux-mêmes l'expérience. Pour ma part, les poèmes que j'ai consacrés aux arbres dans mes jeunes années sont sûrement ce que j'ai écrit de pire.

Je ne me suis jamais planté devant l'un d'eux, le crayon à la main ; je passe de l'un à l'autre, en courant ou marchant, essayant d'isoler quelques traits communs dans leur diversité infinie, de faire tenir debout l'un d'eux qui les résumerait tous. En vain. Je m'étonne soudain de ce miracle qui les empêche de tomber ; je me demande comment ils peuvent déployer ces trésors d'équilibre, les uns bien droits, les autres dès le départ penchés, lançant des branches dans l'autre sens pour se rétablir habilement ; je me demande quels sont les lois qui régissent le nombre, la longueur et les formes de ces branches, dont le dessin manifeste une fantaisie anarchique ou au contraire, peut-être, une extrême rigueur cachée ; je me figure un mathématicien fasciné devant l'un d'eux, cherchant la formule qui régit ces courbes, une série d'équations à x inconnues, d'une complexité outrepassant les forces du cerveau le plus génial. Mais je ne suis pas un scientifique, devant l'arbre rien à faire, cela vire au mauvais roman, je le déguise en être humain, je vois dans ses branches tour à tour un épanouissement serein ou un écartèlement douloureux, ou une tentative de fuite sans espoir, et de toute façon c'est idiot : les arbres ne parlent pas, n'en déplaise aux anciens Grecs, eux qui lisaient l'avenir, à Dodone, dans le bruissement des feuilles d'un chêne ; ils n'ont même pas de pensées, de sentiments, de sensations ; mais cette infirmité, bizarrement, au lieu de les diminuer à mes yeux, les grandit encore, les éloigne, les rend plus opaques, plus massifs — plus divins, pourquoi pas ? Un dieu sourd, muet, aveugle, n'est-ce pas plutôt normal au fond ?

Puis je repense à ce que j'ai lu quelque part, comme quoi les plantes réagissent à la musique, poussant mieux grâce à certains sons et gênées par d'autres ; on dit même qu'elles perçoivent, on ne sait par quels canaux inconnus, ce que nous ressentons pour elles ; qu'un sentiment d'affection, même non manifesté, les aide à s'épanouir ; auquel cas on ne saurait plus très bien qui, de l'homme ou de l'arbre, est supérieur à l'autre, et tout compte fait cette conclusion-là me convient.

Je relis «Le chêne et le roseau» de La Fontaine avec un ravissement accru. On m'a enseigné jadis que cette fable servait à démontrer la supériorité du roseau qui «plie, mais ne rompt pas» ; je n'en suis plus si sûr, tant la fin du poème, qui est aussi son sommet, à contre-courant du message explicite, déploie la majesté de ses alexandrins à la gloire de «Celui de qui la tête au ciel était voisine, / Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.» La Fontaine semble fasciné malgré lui. Cet homme admirable, marqué par la théologie de son temps mais resté sensible à la grandeur de la nature, a justement pressenti dans l'arbre, sinon un dieu, du moins une créature supérieure, intermédiaire entre le royaume d'en haut et celui des enfers.

Ce qui chez l'arbre m'a toujours fait rêver, c'est la partie haute, qui s'élève au-dessus du monde ; j'ai passé mes jeunes années à tenter de me hisser là-haut, le plus haut possible. Je rêvais de cabanes dissimulées sous les feuilles. Il y avait au pavillon de Breteuil, où habitaient mes grands-parents Volet, un marronnier au tronc énorme qui avait vu, disait-on, la guerre de 1870, et dont les basses branches se séparaient à la portée de mes mains ou presque, ménageant entre elles un abri caché ; et aussi, non loin de là, un grand cèdre aux branches basses où j'ai bientôt pu monter très haut, mon ivresse montant à mesure. Je peux encore les voir tous deux en passant, derrière les grilles du domaine, inaccessibles désormais. À l'autre bout du parc de Saint-Cloud, il y a quelques années, comme je passais à vélo, j'ai vu soudain, entre les branches, au-dessus de ma tête, passer un homme volant. On avait installé là-haut tout un réseau de filins ou de cordes qui permettaient de glisser d'un arbre à l'autre. Rien que de voir un être humain voler ainsi suffit à vous rendre heureux. J'ai tenu à monter dans les hauteurs à sa suite, à devenir quelques instants comme lui une sorte d'Icare. Un rêve d'enfance était réalisé, et même au-delà, alors qu'on ne l'attendait plus.

Peu après, ce site d'accro-branche, comme on appelle la chose, a fermé. Je sais qu'il en existe ailleurs, mais j'ai vu dans cette fermeture un message personnel : le temps des envols est passé, mon vieux.

J'ai un beau jardin, arbustes, fleurs et légumes s'y multiplient, mais les arbres meurent l'un après l'autre, on ne sait pourquoi. Je couve des yeux le noisetier, va-t-il me lâcher aussi ? Celui qui restera le dernier, sans doute, c'est le pommier de ma mère, espèce de nabot en pot, tordu, perclus, qui aurait dû mourir depuis longtemps, mais qui donne encore bravement ses pommes par dizaines chaque année. Quand c'est mon tour d'arroser, je lui offre double ration. Je dois me retenir pour ne pas lui parler — mais avons-nous besoin de mots, lui et moi ? C'est plus qu'un arbre. C'est ma mère qui continue de vivre en lui un peu. C'est un autre moi-même.


Ses pommes seront bientôt plus grosses que lui.
Le pommier de ma mère.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°121 en octobre 2013)