J'étais tout gamin au temps du scandale des Ballets roses. Un haut dignitaire du pays payait de jeunes danseuses, parfois très jeunes, pour égayer des soirées qui n'étaient pas purement chorégraphiques. Le bon peuple jaloux, n'ayant pas de quoi s'offrir de tels loisirs, s'indigna, le voluptueux vice-président fut condamné ; la France, gouvernée par le mari de Mme de Gaulle, était alors plus vertueuse que jamais.
C'est bien plus tard que j'ai su où s'étaient tenues ces fêtes galantes : dans un pavillon de chasse isolé, au lieu-dit du Butard, à l'extrémité du plateau qui domine La Celle-Saint-Cloud. Je passe par là de temps à autre le dimanche matin en trottinant ; l'endroit est calme, le bâtiment obstinément fermé. À croire que nos politiciens chauds de la braguette l'ont reboutonnée — ou bien vont-ils chercher le bonheur plus loin ?
Oui, messieurs-dames, ce n'était pas bien du tout, c'était sordide, cet homme si vieux qui bandait encore, ces filles si jeunes qui se vendaient, et je devrais me sentir honteux, caressant du regard au passage ce lieu hanté, honteux d'imaginer de belles voitures noires dans la nuit tombante, des bribes de musique, le jaillissement des bouchons de champagne, les fantômes légers. Ô triste inconséquence de l'âme humaine ! Moi que les orgies berlusconiques ou strausskahniennes, un demi-siècle plus tard, emplissent d'un vertueux dégoût, je m'étonne de trouver en moi de la tendresse pour ces frasques anciennes, oubliées.
Qu'on n'aille pas croire que je me figure des scènes précises. La course n'est pas, en ce qui me concerne du moins, un accélérateur de fantasmes érotiques. Les pensées du coureur flottent et ne se fixent guère, je ne fais que passer, qu'effleurer ces images flétries et très vite la page est tournée, sur le chemin du retour voici une autre zone, vaste plateau quadrillé de larges avenues, peuplé de grandes maisons dans de grands jardins : les hauts de Vaucresson, royaume des riches regardant de haut les vallées qui l'entourent, jouissant du luxe et du calme, et quant à la volupté, s'il y en a, ce n'est plus la même.
Mes petites virées d'aujourd'hui, vingt-cinq bornes à tout casser, dans des endroits tous connus de moi désormais, sont un loisir pépère, agréable, mais sans les beaux moments mystérieux du temps de mes premiers voyages, il y a trente ans, dans les plus lointaines banlieues. Pourtant, ce lieu peu sexy continue d'exercer sur moi un charme : il est étrangement plus grand dans la réalité que sur la carte, par la grâce d'une combinaison subtile d'avenues droites et d'avenues tournantes, qui se ressemblent toutes, et d'une absence de points de repère (platitude absolue du terrain, pas d'église, pas de magasins) qui font que je m'y perds aujourd'hui encore. Et il suffit d'un dimanche matin de ce mois d'août, sous un soleil encore frais, il suffit que les longues avenues soient totalement désertes — comme si j'étais le propriétaire ou le gardien de l'immense domaine, ou l'unique survivant dans un monde endormi — pour que je retrouve la magie de la solitude qui m'était donnée jadis avant l'aube, et pour que tout, rues, maisons, jardins, semble s'offrir et me parler comme autrefois.
Presque partout en banlieue, l'espace est aimanté, le dessin des rues mène vers le cœur d'anciens villages ; rien de tel ici, où tout est comme suspendu, égaré. Dans ce nulle part, voici un coin plus isolé encore que le reste, où des jardins plus vastes entourent des castels à clochetons aussi grandioses que ridicules. Une grande propriété se cache derrière des grilles couvertes de feuillages et de lianes, dont la peinture s'écaille et où rouillent deux portails moribonds. On devine à peine, entre les feuilles, une pelouse et une maison, presque un château. Habité encore ? Comment fait-on pour entrer ? Entre-t-on ?
Je ne suis peut-être jamais passé par là, ou plutôt si, mais je n'avais rien vu, il a fallu cette lumière d'or si pure ce matin pour m'ouvrir les yeux. Quelque chose en moi se réveille, que je ne cherchais plus. L'impression ancienne d'approcher un secret. Banale ivresse du coureur, overdose d'endorphines ? Sans doute. Il n'y a sûrement pas de secret, il y a seulement le bonheur de croire qu'il y en a un, et le bonheur plus tard d'écrire ce bonheur. Il y a des bouts de rêveries planantes, heureuses, car le coureur est un grand rêveur, et chacun d'eux assurément a ses rêves à lui. Quand je passe entre les maisons très tôt je ne pense pas aux éventuelles parties de jambes en l'air des habitants, mais à un adolescent dans la chambre sous le toit, qui roupille parce qu'il a bouquiné goulument toute la nuit, comme on faisait jadis, ou écrit une lettre à une belle inaccessible, ou seulement rêvassé — ça, on doit le faire encore. Le château caché de ce matin, non, je ne rêve pas que j'en suis le propriétaire, ou le prince qui va y réveiller une belle au bois dormant — j'ai la chance d'avoir mon château et ma belle à moi. Je suis invité, cela suffit à mon bonheur, comme dans ma jeunesse à Houvrebec, Osméry ou Ferney avec mes parents ; aujourd'hui, seul, jeune de nouveau, je suis attendu par le très vieux châtelain, ou sa veuve ; il ou elle a quelque chose à me dire avant de mourir, une révélation qui va éclairer ma vie.
Un bout de rêve, quelques secondes à peine et je suis déjà loin, trottinant vers Chèvres et mon pavillon à moi, pensant aux tâches quotidiennes qui m'attendent. Les rêveries de Vaucresson pâlissent et s'effacent, mais non, une fois devant l'ordinateur elles renaissent, elles s'épanouissent, plus fortes que tout à l'heure encore, et pendant deux jours, jusqu'à ce que j'écrive cette page — obligé que je suis —, ces vagues fumées trompeuses m'empliront sans raison d'une allégresse merveilleusement idiote.
Le pavillon du Butard. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°120 en septembre 2013)