Boucles de la Seine, Grand Prix des Nations, Tour de France, Bordeaux-Paris, quand j'étais gamin toutes les grandes courses passaient en dessous de chez nous. J'ai vu les stars des années 50 et 60, les Bobet, les Anquetil, filant comme des flèches dans l'ultime descente vers le Parc des Princes. J'aurais voulu assister à toutes ces courses, mais pas moyen : j'avais beau supplier, râler, on m'obligeait souvent à monter en voiture le dimanche pour la balade familiale. J'en veux encore à mes excellents parents pour ce jour de mai 59 où je dus assister avec eux à un concours hippique, au lieu d'applaudir Bobet triomphant dans Bordeaux-Paris.
J'ai gardé de ce temps-là quelques souvenirs indélébiles, précis comme des photos : Anquetil, suivi par une superbe Hotchkiss couleur lie-de-vin, survolant les Nations en 56, et Rivière épuisé en train de les perdre en 60 ; Walkowiak en 56, avec son maillot jaune, cinq minutes avant le triomphe ; Lerda dopé en 57, la bouche crachant de la mousse ; et Bobet bien sûr, en 61, dans Bordeaux-Paris qu'il allait perdre, rouge, décomposé, couché sur son vélo, criant je ne sais quoi à son entraîneur.
Bordeaux-Paris était la plus belle de toutes, la plus folle : 550 kilomètres, entre treize et dix-sept heures de route. Partis à une heure du matin pour arriver en fin d'après-midi, ils roulaient en peloton d'abord, puis chacun pour soi derrière une pétrolette appelée derny. C'était alors, déjà, une survivance des temps héroïques, un dinosaure du cyclisme ; aujourd'hui, avoir cessé d'exister depuis longtemps ajoute encore à sa légende.
Le cyclisme actuel ne m'intéresse plus guère. À partir de 1970, mon intérêt a décru lentement jusqu'à mourir vers 1990, date d'arrivée de l'EPO et du dopage scientifique. Mais j'avoue qu'il m'arrive toujours, Google aidant, de consulter archives, classements et photos des courses d'après-guerre — puérilement ou sénilement, je ne sais. Je ne me lasse pas d'égrener en litanies les noms des coureurs d'autrefois, sachant bien que c'est idiot, Bauvin, Bergaud, Dotto, Forestier, Mahé, Morvan, Thomin, Ciéleska, Graczyk... Un seul de ces noms suffit pour que ces années-là remontent en moi.
En revenant au funeste Bordeaux-Paris de 61, que mon idole Bobet perdit pour une poignée de secondes, je découvre le nom du type qui roulait à ses côtés devant chez moi, et qu'il a battu au sprint : Camille Le Menn. Un autre nom familier. Un excellent coureur des années 60, rarement gagnant, souvent placé. À son palmarès, des victoires dans des étapes de courses régionales ou des critériums et de nombreuses places d'honneur. Google m'apprend qu'il est toujours en vie et je n'en reviens pas. Ces années-là, désormais, sont lointaines comme un pays fabuleux.
Il faut que je rencontre Camille Le Menn. Il faut qu'il me raconte son Bordeaux-Paris de 1961. Une patiente enquête me permet de trouver sa trace. Je lui téléphone, il accepte de me rencontrer.
Ce Breton s'est retiré dans le Morbihan, en pleine campagne. Carole et moi allons le voir dans sa belle maison ancienne, granit et poutres apparentes, dont nous apprendrons qu'il l'a retapée lui-même. Le voilà. Pas très grand, short, jambes noueuses, solide et vif encore, il paraît nettement plus jeune que ses bientôt quatre-vingts ans. Je serre la main de Camille Le Menn. J'ai rencontré certains écrivains connus, que je considère comme les Balzac et les Stendhal de notre temps, comme des Bobet ou des Anquetil de l'écriture, mais leur présence m'impressionne moins que celle de Le Menn. Les Michon, les Echenoz sont pour moi des confrères plus doués ; mais un coureur cycliste appartient à une espèce différente. C'est une sorte de centaure extra-terrestre, qu'on s'étonne infiniment de trouver devant soi, sans sa monture, les pieds sur terre comme vous et moi. Quant à l'ancien coureur, demi-dieu du culte païen de notre enfance, son apparition est d'autant plus miraculeuse qu'en s'éloignant des routes, quelques dizaines d'années plus tôt, il avait disparu comme s'il était mort.
Le demi-dieu ressuscité a revêtu l'apparence d'un être humain normal et raconte son glorieux passé le plus simplement du monde, tout à fait inconscient, semble-t-il, de sa nature exceptionnelle. Il s'exprime bien, avec un joli sens de la formule, il sourit tout le temps, il rit même beaucoup — un homme charmant. On dirait qu'il lui importe de calmer ma ferveur. J'attendais de lui des descriptions épiques d'exploits surhumains et de grandes souffrances, eh bien non : à l'entendre, tous ces efforts, ce n'était pas si terrible. Bordeaux-Paris, qu'il a couru cinq fois d'affilée sans jamais abandonner ? Oh, vous savez, on était entraînés, on avait l'habitude.
En 61, néophyte de l'épreuve, il termine troisième à vingt-cinq secondes du vainqueur ; en 62, il est cinquième ; en 63, quatrième, privé de la deuxième place par une gamelle un kilomètre avant chez moi ; en 64, cinquième ; en 65, septième. Après la course, il rentre chez lui en voiture avec sa femme — oui, c'est moi qui prenais le volant, nous habitions à 300 kilomètres seulement, voyez-vous.
Et le fameux Bordeaux-Paris de 1961 ? Ce dut être une fameuse bagarre, avec les six premiers en deux minutes. Comment a-t-il fait pour arriver presque en tête ? Il a épousseté Bobet dans Chevreuse, mais dans Versailles son entraîneur s'est ramassé, victime d'un rail de tram, Bobet est revenu sur lui, il a pris la roue de Bobet, puis son entraîneur une fois revenu ils ont roulé côte à côte Bobet et lui, et chose incroyable, ils ne savaient pas que Van Est était devant ! Ils s'en sont aperçus au Parc des Princes. On imagine le choc, la déception. Non, pas tant que ça. Vous comprenez, quand on peut se dire, J'ai donné le meilleur de moi-même, je n'ai rien à me reprocher, on est déjà content.
Bobet, lui, n'a sûrement pas été aussi philosophe. Bobet qui ne rêvait que victoires, grand champion insatiable reconverti ensuite en grand patron, qui se déplaçait en avion. Bobet mort d'un cancer à cinquante-sept ans.
Il était sympa, Bobet ? Oui. Pas trop arrogant, grand seigneur ? Non. Et Anquetil ? Sympa aussi. La classe. Et parmi les coureurs d'alors, quels étaient les salopards ? Il cherche longtemps avant de trouver un nom. Et les entraîneurs de Bordeaux-Paris, les virtuoses du derny ? Il se marre. Les entraîneurs, de sacrés truands ! Et il se met à me raconter des histoires de magouilles assez saignantes, en ce qui concerne notamment le plus grand Bordeaux-Paris de l'histoire, auquel il participa. Les belles images pieuses de ma jeunesse en prennent un vieux coup. Je n'en dirai pas plus. Ne chagrinons pas les amoureux de la petite reine.
J'ai décidé de ne pas questionner l'ancien sur le dopage, qu'on appelait doping à l'époque. C'est lui qui lance le sujet, sans prononcer le mot, mais à coups de périphrases vigoureuses sur «les experts en pharmacie» ou «ceux qui ont un moteur auxiliaire»... Lui, jamais. D'accord, c'est ce qu'ils disent tous, mais lui, j'ai envie de le croire. Il suffit de le voir à son âge, qui respire la santé. Et de l'entendre parler nutrition. Il s'est très tôt passionné pour les questions de diététique, suite à une enfance maladive — sous-alimenté pendant la guerre, il a souffert d'ostéomyélite, on a failli l'amputer d'une jambe, on lui a même enlevé son péroné droit. Il s'est guéri en adoptant un régime étudié. Il a supprimé, par exemple, le thé et le café, même en course. Sa potion magique en plein effort : une boisson aux céréales et aux fruits mixés. À l'arrivée, un litre de jus de carottes, ça vous requinque mieux que tout.
Quand il a pris sa retraite en 1967, il n'a pas ouvert un café ou un magasin de cycles, comme font beaucoup de ses collègues : on l'a recruté au Bataillon de Joinville pour s'occuper des jeunes cyclistes. Il y est resté vingt ans, il a entraîné de nombreux futurs pros. Il a aimé ce nouveau métier, dit-il, et ses élèves le lui ont bien rendu. Il les revoit encore à l'occasion, les frères Madiot, Bossis, Cornillet, Lavainne...
Cinquante ans après, l'image est toujours aussi nette dans ma mémoire : mai 61, les dernys pétaradants, les voitures suiveuses et les camions de ces messieurs, Bobet en jaune à droite de la route et à gauche rien qu'une ombre fugitive car on n'a d'yeux que pour l'idole ; mais voilà qu'aujourd'hui tout bascule, le dieu de l'enfance est une étoile pâlie, les Vas-y Bobet s'estompent et c'est l'autre qu'on ne quitte plus des yeux, dans son maillot blanc à damiers blancs et noirs de chez Peugeot, c'est lui maintenant qu'on admire, qu'on prend pour modèle, qu'on voudrait voir gagner Bordeaux-Paris, c'est à lui qu'on crie follement à travers tant d'années, comme s'il était encore possible de rattraper Wim Van Est, Allez, allez Le Menn !
Camille Le Menn, juin 2013. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°119 en août 2013)