PATRONS PETITS ET GRANDS


Pauline et Paul travaillent dans la même boîte en province, elle depuis treize ans, lui dix ans. Ou plutôt ils travaillaient : leur petite agence de com' va être mise en liquidation. De passage à Paris, ils nous racontent l'agonie de l'entreprise et peu à peu, irrésistiblement, le récit vire au portrait de celui qu'ils nous présentent comme l'assassin : leur patron.

Marc-Antoine a cinquante-sept ans. Il a créé la boîte il y a vingt ans ; elle a employé entre trois et douze personnes et n'a jamais bien marché, pas plus que les précédentes : c'est la troisième qu'il fonde et la troisième qu'il tue. Il commence toujours bien : il a la tchatche et embobine tout le monde. Ensuite, ça se gâte. Ce beau parleur est doublé d'un gestionnaire désastreux — comme ces séducteurs d'un soir qui ne cessent plus de vous décevoir le lendemain et les jours suivants. Le quotidien, le concret, le travail, ce n'est pas son truc. Il plane trop haut. Il n'a même pas appris l'ordinateur. Les petites mains sont là pour ça. Il se montre avec elles aussi avare en compliments que généreux en critiques. Comme tous ceux qui s'admirent intensément, il lui reste peu d'estime pour les autres, pour les femmes surtout. Ce qui va mal n'est jamais de sa faute. Il a aussi tendance à mépriser le client, à vouloir lui imposer ses propres goûts — ce qui en a fait fuir plus d'un.

Il a un bel atout : il se sent au-dessus des lois. Ces freins agaçants, ces fils à la patte stupides, il les ignore autant que faire se peut. Les règlements, tout ça, c'est fait pour les médiocres, les tâcherons, pas pour lui. Marc-Antoine est un magouilleur compulsif. Un jour où les comptes sont trop dans le rouge, il réunit le personnel et demande à chacun de se mettre en arrêt maladie pendant deux mois, le temps que ça s'arrange. La visite médicale annuelle, il ne connaît pas, celle d'embauche non plus. Il multiplie sans états d'âme fausses feuilles de paie, fausses factures et factures impayées. Organisant une soirée pour un client, il achète le champagne mais ne règle pas le fournisseur ; non content de ne pas rendre les bouteilles non bues au client, qui pourtant les lui a payées, il les revend aux employés «à un tarif préférentiel».

Ses employés ? Il les méprise allègrement. Il oublie les noms de certains d'entre eux. Virtuose du chantage et de la manipulation, il demande un jour à tous d'accepter une réduction de salaire de 10% : s'ils refusent, l'un d'eux sera licencié. Le succès de la manœuvre ne lui fera pas que des amis.

Mais si les entreprises de Marc-Antoine ont coulé l'une après l'autre, c'est avant tout que leur activité principale a été de lui servir de tirelire. S'accorder un confortable salaire ne lui suffit pas ; la caisse de la boîte lui sert de cagnotte. Quand les affaires vont mal, tandis qu'on paie les salaires en retard, que la machine à café sert le pire des jus de chaussette et qu'on rogne même sur le pécu, la boîte paie au patron ses frais de voiture (un 4X4), de moto, de bateau ; les produits pour la piscine ; l'abonnement à Canal Satellite ; l'abonnement au golf (6 000 € par an) ; la soirée de Nouvel An pour deux à Barcelone (1 000 €) ; les vacances à l'île Maurice ou à la Réunion (15 000 €). Sa copine ayant perdu son emploi, il l'embauche ; son seul boulot, payé 2 000 € par mois : acheter le caoua et le pécu à Lidl.

Comment peut-on survivre ainsi ? Le mépris des lois et des gens est un dangereux boomerang, et cette fois Marc-Antoine semble l'avoir pris en pleine poire. Le voilà en redressement judiciaire. Un repreneur potentiel déclare qu'il reprendra aussi l'ancien patron ; si vous faites ça, s'écrient les employés d'une seule voix, nous nous taillons tous. Le repreneur se reprend et lâche l'affaire.

Pauline et Paul vont sans doute créer leur propre agence et récupérer les clients déçus de la précédente. Et Marc-Antoine ? Je parie qu'il va rebondir ailleurs, incorrigible, inconscient, éternel.

Ce qui me frappe en écoutant nos deux amis, c'est de les voir à ce point déchaînés, dézinguant rageusement l'homme qui les a tant fait souffrir. Comme je les comprends ! Quel veinard je suis, moi qui n'ai jamais eu de patron ! Je n'arrive pas à m'imaginer travaillant dans une entreprise ; je serais sûrement malheureux de devoir obéir, et plus encore de commander. Je hais les hiérarchies de plus en plus, je crois. En même temps je me rends compte que je suis puéril, qu'on a besoin d'entreprises et qu'elles ont besoin de hiérarchies, que les belles utopies égalitaires ont souvent produit les pires tyrans, que tous les chefs d'entreprise ne sont pas des minables petits salauds comme ce Marc-Antoine, etc. D'accord, nous sommes là probablement dans un cas extrême ; mais les autres patrons, ils sont comment ? Le pouvoir ne vous rend-il pas toujours plus ou moins fou, ou du moins malade ?

Pas facile à penser, l'entreprise. Daniel Schneidermann le notait l'autre jour, à propos de la société française dans son ensemble : «Aime ta boîte comme Hollande et Parisot, ou conchie-la comme Mélenchon : c'est l'un ou l'autre. Rien entre les deux.»

Il y a tout de même des gens, dont je fais partie, qui vacillent, ballottés entre rejet viscéral et acceptation résignée. Une partie de moi est encore sous influence familiale : ma mère a connu du monde de l'entreprise ce qu'il avait de meilleur, et son patron, que j'ai un peu fréquenté, PDG d'une très grosse maison, fut certainement un homme juste et respectable. Lorsqu'un de mes proviseurs, dans les années 80, tenta de rapprocher l'école du monde de l'entreprise, l'opposition de certains de mes collègues me parut un tantinet raide et sectaire.

Les années 60 et 70 de ma mère et de M. Demonque sont loin ; les salaires exorbitants des grands patrons d'aujourd'hui me plongent dans des fureurs assassines ; mais plus l'entreprise devient haïssable, semble-t-il, plus on l'aime ces derniers temps. Une crapule comme Tapie fait rêver jusqu'à ceux qu'il entube. On va bientôt enseigner l'»entreprenariat» à l'école dès le collège, et parmi les profs eux-mêmes, les opposants ne seront bientôt plus qu'une poignée de Mohicans, de primitifs, une espèce pittoresque à protéger.

Ma mère me parla un jour avec admiration de Jean-Paul Bailly, fils de son collègue Jean Bailly : le jeune homme avait refusé un pont d'or dans l'industrie privée pour entrer dans une entreprise d'État, en clamant son attachement au service public. Ledit Jean-Paul a longtemps dirigé la RATP avant de passer à La Poste. En fait de service public, c'est lui le patient, l'impitoyable privatiseur de son nouveau domaine, avec tout ce que cela implique en stress imposé au personnel et en déprimes parfois mortelles.

Réaction de Bailly junior après une nouvelle vague de suicides postaux : «Ce sont des drames personnels et familiaux, où la dimension du travail est inexistante ou marginale». Autrement dit, déni de réalité. Négationnisme d'entreprise. Ce n'est plus, certes, de l'enrichissement personnel comme chez Marc-Antoine, mais de l'appauvrissement moral.

Ça me revient ! Je l'ai rencontré une fois, Jean-Paul Bailly. Il y a plus d'un demi-siècle. Nous avions douze-treize ans, ses parents m'ont invité un après-midi, nous avons joué à je ne sais plus quoi et pour finir nous avons lutté. Il était trop fort. Lui vainqueur, moi vaincu, déjà. La vie force parfois sur les gros symboles, mais elle ne manque pas d'humour.


...se faire pendre ailleurs.
Ils ne vont plus...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°118 en juillet 2013)