BRÈVES

N°118 Juillet 2013



BRÈVES



Un grand salut et un immense merci à Maurice Nadeau, l'homme à qui, sur le plan de l'écriture, je dois tout.

J'ai écrit cette phrase il y a presque dix ans, dans les toutes premières Brèves de volkovitch.com. Je la reprends aujourd'hui, mot pour mot, en apprenant que Nadeau s'en est allé.

Il est donc mort au boulot, à 102 ans, cet immense petit éditeur — talent immense, petits moyens — qui fut aussi pendant soixante-dix ans l'un de nos meilleurs critiques. Lecteur boulimique, découvreur acharné, superbement étranger aux modes et aux opportunismes commerciaux, et du même coup toujours au bord de la faillite.

Je l'ai connu en 1987. Nous avons fait neuf livres ensemble : mes quatre premiers bouquins perso et cinq traductions. Il a accueilli dans sa Quinzaine, pendant six ans, mes Coups de langue. Il fut le seul éditeur français assez fou pour publier l'étrange et flamboyant Georges Cheimonas, puis Màrios Hàkkas, maître méconnu de l'humour noir.

J'ai admiré l'éditeur exemplaire, son respect de l'auteur et du traducteur ; j'ai aimé l'homme, sa modestie sans défaut, sa droiture, son humour, son flair pour juger non seulement les auteurs, mais les hommes. Il n'aimait pas les mondains, les frimeurs, les faux jetons. Pendant vingt-cinq ans il a été pour moi un modèle professionnel et humain. Il restera l'une des grandes chances de ma vie.

Sa mort n'est certes pas une surprise, et partir à cet âge-là n'a rien de scandaleux. N'empêche, on est pris au dépourvu, et je ne suis sûrement pas le seul, ces jours-ci, à ressentir un vide immense.

Oui, j'ai perdu un père.

Que va-t-elle devenir sans lui, sa Quinzaine, où je guettais avec délices les papiers de Norbert Czarny, Lucien Logette et quelques autres, et où j'ai eu la joie, ces deux dernières années, payant ainsi en partie ma dette, de lui amener sept jeunes plumes talentueuses : Santiago Artozqui, Eve Charrin, Sophie Ehrsam, Myrto Gondicas, William Irigoyen, Alicia Marty, Emmanuèle Sandron ?

La meilleure façon de faire sa connaissance, ou de le retrouver : plonger ou replonger dans ses délicieux souvenirs, Grâces leur soient rendues, chez Albin Michel.


95 ans, bon pied, bon œil, bon appétit.
Nadeau chez nous, avril 2006.

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La mort, encore : le hasard m'a fait lire, ces derniers jours, L'hôpital maritime de Pascal Ruffenach, publié l'an dernier au Seuil, qui décrit la fin de vie d'un très vieil homme. Qui décrit plus qu'il ne raconte : ce roman est plus proche du tableau que du récit. Il ne se passe quasiment rien dans cet hôpital-mouroir, à part un lent glissement vers le néant, dans de longues journées vides face à la mer — fragments de choses vues, bouts de rêves, débris de pensées, tout se défait. Autour du mourant, deux ou trois femmes, soignantes ou soignées, telles des ombres. Et un autre fantôme féminin, dans un souvenir qui jusqu'à la fin s'obstine :

«Premiers seins caressés, une nuit d'été. Jeune fille rencontrée sous les arbres. Le monde se remplit. La nuit est immobile. Juste cette poitrine qui respire pour moi. Pour moi seul.»

Comment a-t-il fait, Ruffenach, si jeune encore, pour reproduire avec une hallucinante précision les visions d'un vieillard aux portes de la mort, et captiver notre attention avec cette absence d'événements ? Son roman a la densité, l'intensité, l'obscurité parfois, de la poésie. De même que la conscience du personnage, peu à peu, se dissout dans le mouvement immense de la mer (est-ce donc si terrible de mourir ?), le lecteur se sent fondre dans ce bain de mots à la douceur tranquille.

«Je m'endors. En entendant des voix qui se penchent vers moi. Je crois en reconnaître certaines, des voix que j'ai oubliées. C'est noir. Puis lumineux. Cela dure une fraction de seconde et je replonge très loin dans la fatigue. Un enfant pleure. Un rire de petite fille et celui d'une très vieille femme se mêlent. Tout défile. Les voix à table, les voix des trains de banlieue au matin, les voix sans amour et les voix si tendres que je peux les toucher. Enfin, toutes les voix.

Je remonte vers le passé où l'eau des vagues me porte. Rien n'est clair. Les enfants grandissent puis redeviennent si minuscules que l'on craint de les tenir entre ses bras. Leurs premiers murmures, ces mots que l'on frôle à peine et qui racontent leurs premières rencontres. J'essaie de comprendre ce qu'ils me disent sur toutes les choses que je ne vois plus...»


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Portrait de l'écrivain en déchet d'Yves Mabin Chennevière, au Seuil. Encore un livre sur la décrépitude ! Serais-je la proie d'une obsession morbide ?

En fait, c'est le nom de l'auteur qui m'a décidé. Je l'ai rencontré jadis — il travaillait dans la culture. Tous les écrivains le connaissent. J'ai le vague souvenir d'un homme d'une distinction et d'une courtoisie parfaites. Il avait déjà subi, je l'apprends, une opération à cœur ouvert à quarante ans. À soixante ans, un AVC l'a laissé hémiplégique.

Cet homme que je me figurais discret, secret, consacre tout un livre à sa maladie et aux misères qui frappent son corps, sans nous épargner le moindre détail, et dieu sait qu'il en est de sordides, avec une tranquille impudeur. Point commun avec l'ouvrage précédent : son résumé a de quoi faire fuir. Second point commun : on ne peut lâcher le livre, au contraire ; on est conquis, tout en se demandant pourquoi.

La description minutieuse des gestes lents d'un homme handicapé fait de ce récit une suite de ralentis et de gros plans qui fascine le regard. On apprécie le courage qu'a exigé, sûrement, cette mise à nu cruelle. Sa lecture n'est pas confortable, certes, ce memento mori nous force à contempler ce qui nous menace tous, mais si l'auteur avoue penser tous les jours au suicide, il s'accroche à la vie et ne quémande pas notre apitoiement. Ce qui le maintient à flot : la lecture, l'écriture, l'amitié, l'amour.

«La moitié vivante de mon corps se nourrit du corps, de l'âme des vivants aimés que je vois, des pages que j'écris, que je lis, de la musique que j'écoute. Mon corps me rend évidente, tangible, cette réalité que les corps s'épuisent à cacher sous toutes sortes de fards matériels, intellectuels, sociaux : alliée naturelle de la violence, la vie contient la mort née avec elle, et qu'elle doit apprendre à apprivoiser, à accueillir, à aimer assez pour l'utiliser à son avantage.»

Ce qui rend ce livre précieux et même tonique en fin de compte, c'est la tendresse qui le parcourt, comme ces très belles pages sur deux amis disparus, Deleuze et Gracq, et sur sa petite fille, enfant idolâtrée, dont la présence répétée illumine toute la noirceur du reste.

Émouvante aussi, la foi chrétienne de l'auteur, qu'on la partage ou non. Elle fait de lui un petit neveu de Job, accablé comme lui de malheurs et louant Dieu malgré tout, absurdité admirable.

Et puis — faut-il le répéter — un bon écrivain sait changer les pires poisons en miel. Yves Mabin a publié vingt-six ouvrages avant celui-ci, prose ou poésie, qui n'ont pas remué les foules ; mais si pour une fois il est en passe de trouver son public — en dépit d'un titre inutilement brutal à mon avis —, c'est qu'il sait écrire, autrement dit donner à chaque phrase le rythme et la couleur voulus. Il sait même expliquer comment ! Le paragraphe où il analyse l'influence de son état physique sur la longueur de ses phrases va droit au cœur de l'auteur du Verbier.


Cela s'appelle prêter main forte.
Ce qui vous tient en vie.

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Pur hasard, je le jure : Carole a tiré du chapeau, ce mois-ci, un livre intitulé Maladie !

Un homme s'adresse à son médecin :

«Je viens vous voir pour vous signifier très clairement que ma maladie ne vous regarde pas et que vous ne pourrez rien faire contre elle. Vous pouvez sans doute faire beaucoup de choses pour elle, mais pas contre elle. Et c'est pour cette raison que je viens vous voir. Ou plutôt, c'est pour cette raison que ma maladie vient vous voir et qu'elle m'a traîné avec elle jusqu'ici, pour jouer avec moi la persuasion que je n'ai rien et que je suis en pleine santé, pour se sentir un peu plus forte, pour ressortir grandie de votre rencontre, comme elle sort grandie et renforcée de toutes les rencontres, de tous les accidents.»

Cet homme est pris au piège de sa maladie, prisonnier d'un cercle vicieux où il tourne sans fin possible, puisque la maladie se nourrit de tout, y compris du sentiment d'être en bonne santé.

L'auteur ? Tanguy Viel, déjà présent le mois dernier. L'éditeur ? Inventaire-invention (existe-t-elle encore, cette belle série de petits tout petits livres ?). Voilà trente pages parfaitement vertigineuses, comme certains délires de Dostoïevski.


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Gilles Ortlieb, lui, grâce au ciel, se porte comme un charme. La preuve : fidèle à ses bonnes habitudes, il nous invite à lire par dessus son épaule, comme tous les deux ans à peu près, les carnets qui l'accompagnent partout.

La nouvelle moisson, confiée aux éditions Finitude, a pour titre Vraquier. Un vraquier, dit la quatrième de couv', est un navire transportant des marchandises en vrac. Le vrac, en l'occurrence, ce sont les notes de voyage ou de promenade d'un vadrouilleur impénitent, relevées de quelques rares (trop rares) touches d'autobiographie, tout cela présenté dans une attachante apparence de désordre. L'homme affectionne, et c'est pour cela aussi qu'on l'aime, les lieux déshérités, les détails infimes, les instants insignifiants ; il sait voir, écouter, humer ; son regard et sa plume aigus font scintiller la réalité la plus banale.

On déplore simplement que l'auteur, prenant sa retraite, quitte le Luxembourg dont les campagnes plates et grises semblaient inventées exprès pour qu'il les peigne à sa façon, mélange subtil d'empathie et de distance, de demi-sourire et de grimace désolée. Témoin cette belle évocation d'un troquet de Luxembourg, aujourd'hui démoli :

«Son nom même, Um Nikloseck, pourrait passer pour un concentré onomastique où viendraient s'agréger, comme dans une huile essentielle, une légère odeur de renfermé, des interpellations sonores de part et d'autre du comptoir, quelques morceaux increvables périodiquement ressuscités par les touches du juke-box, et puis un indémêlable brouhaha aux intonations indigènes ou anglaises, de parfums et d'effluves divers venant se superposer à une indélogeable note de fond de tabac blond.»


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Autre habitué de ce site, le père Giono, avec ce mois-ci l'un de ses tout derniers opus, Ennemonde et autres caractères, publié en 1968. Curieux bouquin, fait de bric et de broc à partir de fragments inachevés, comme Les deux cavaliers de l'orage le mois dernier. Deux parties inégales avec un point commun : on part de la description de lieux, le Haut Pays provençal d'abord, puis la Camargue, lieux rêvés autant qu'observés, description d'où la fiction émerge peu à peu comme sous l'action d'une force invincible, comme un arbre pousse une branche. On sent quelques menus à-coups dans la machine parfois, mais quelle importance ? L'ensemble est d'une force inouïe. On est fasciné par une galerie de personnages extraordinaires embarqués dans des péripéties du même tonneau, avec en tête Ennemonde, aussi énorme de caractère que de corps ; on est emporté par l'évocation du Haut Pays, territoire favori de l'auteur, mais aussi par les pages sur la Camargue, long solo halluciné, flamboyant, où Giono décolle plus somptueusement peut-être que partout ailleurs.

Voici les gens qui errent dans le Haut Pays :

«Il y a des bourgeois en rupture de ban, des faillis, des veufs inconsolés, des cadets dépouillés, des paresseux, beaucoup de paresseux, des originaux, des extravagants, des mauvais, de petits repris de justice, des anarchistes, des idéalistes, des timides, des simples d'esprit, ou carrément des fous. Ils ne font de mal à personne. Ils ne volent rien ; même ceux qui avaient l'habitude de voler dans le Bas Pays. Ils déambulent ; on en rencontre rarement, quand on en rencontre un, il fait un peu peur sur le moment, à cause de son regard et de son mutisme, mais il passe. Au gros de l'hiver on les accueille individuellement dans les fermes (même les fous) où ils rendent de menus services. Certains, des sortes de rois ou d'empereurs, ne se réfugient jamais chez l'habitant, quelque temps qu'il fasse. Où vont-ils par les terribles nuits d'hiver ? C'est leur secret ! Voilà, répartis sur plus de cent kilomètres carrés, les petits dieux qui hument le vent, à la recherche d'une odeur de graisse.»

Et voici la Camargue la nuit :

«Tout ce qui vit circule et se déplace sans bruit, même les roseaux, même les arbres rabougris. Les étoiles envahissent le delta. Il y a plus de constellations dans le Vaccarès que dans le ciel. La boue et la pourriture ont une odeur de confiserie turque. L'amour et l'égorgement ayant le même cri, on croit que toute la matière est en train d'aimer. Les illusions de la nuit ont un langage de nourrice. On entend hennir des chevaux, mugir des bœufs, mais on ne sait pas si ces bruits de hardes viennent de la terre, ou de la mer qui remue ses abîmes et frotte ses sables.»

Mais qu'avait-il fumé ?


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Bon sang, voilà Béatrix Beck. Autant avouer ma gêne.

D'elle, j'ai lu et aimé Léon Morin, prêtre, son best-seller, puis Un(e), puis Plus loin, mais où ? Ce dernier titre la dépeint parfaitement. Aujourd'hui je quitte Guidée par le songe, chez Grasset, plutôt abasourdi. Ce volume rassemble toutes ses nouvelles, écrites à la fin de sa vie. Elle avait dans les quatre-vingts ans et pétait encore le feu. Où veut-elle en venir (mais veut-elle en venir ?) avec ces histoires tordues, pleines de contrepieds, d'obscurités, d'incongruités, de doux délires, dont l'Ange du Bizarre est souvent le personnage principal ? avec son français haché, bousculé, ses phrases coups de marteau ou volées de cailloux, ses crépitements d'étincelles, ses déluges verbaux, par moments, où en s'attachant à épuiser le lexique elle fait subir le même sort à son lecteur ?

J'avoue qu'en lisant j'ai été parfois perplexe, que l'histoire des gargouilles parlantes, par exemple, m'a paru longuette, mais ses nouvelles courtes sont les meilleures et tout compte fait je ne regrette pas ce voyage de 400 pages et plus, tant il offre des moments fulgurants.


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Les femmes (suite). C'est curieux, mais autant déblatérer sur un homme ne me pose aucun problème, autant je me sens toujours gêné de critiquer une femme — à l'exception des plus viriles d'entre elles, les Thatcher, les Lagarde, les Marine Le Pen. Voilà pourquoi, souhaitant me faire pardonner mes réticences face à Mme Beck, j'ouvre l'un des volumes de la série Les livres qui ont changé le monde (Le Monde / Flammarion) : Grandes voix du féminisme. Quel fayot tout de même.

Elles sont là, Marie de Gournay, Olympe de Gouges, Flora Tristan, Simone de Beauvoir, plus d'autres moins connues et quelques hommes, tels Condorcet et Fourier. Les textes eux-mêmes manquent un peu de panache parfois, mais tant d'idées justes et audacieuses pour leur temps réchauffent le cœur. Mention particulière à François Poulain de la Barre, prêtre catholique devenu protestant, qui en plein XVIIe siècle déclare que les femmes doivent étudier, qu'elles sont capables d'enseigner, qu'elles peuvent exercer des fonctions religieuses (ces parpaillots, tout de même !), et même devenir générales d'armée !

Le plus palpitant dans cet ouvrage, n'empêche, c'est encore les excellentes notices de Nicole Pellegrin, également responsable du choix des textes. Elles nous présentent en quelques lignes bien senties chacun de ces valeureux précurseurs, qui osèrent affirmer jadis, ô scandale ! qu'une femme vaut largement un homme. On ne savait pas encore lire la Bible à l'époque : Dieu fit d'abord un brouillon, puis il créa la femme.


Me cogne pas, ma jolie, je suis avec toi !
She can do it, she will do it.

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À quoi ça tient quelquefois. À un autre moment, si ça se trouve, j'eusse été emballé par les nouvelles de Beck. La poétesse Valérie Rouzeau vient de me jouer un tour semblable : son nouveau recueil, Vrouz, m'a légèrement déçu l'autre jour — il est vrai que j'attends beaucoup d'elle depuis Pas revoir et Va où ; eh bien je relis Vrouz aujourd'hui et ne retrouve pas ma déception !

Je ne m'en rappelle même pas la cause.

Comme son titre l'indique et comme les recueils précédents, Vrouz est un portrait en raccourci de son auteure. On y voit la poésie s'ébattre dans des lieux quotidiens qui en principe la font fuir : l'attente à l'aéroport, les kilos en trop, la visite chez le gynéco, un SDF, les cris d'un bébé, les pissenlits... Tout est matière à poème, les bribes d'une vie défilent, tantôt limpides, tantôt obscures — poésie contemporaine oblige.

Les poèmes de Vrouz ont tous quatorze vers et jouent avec les rythmes réguliers des poèmes anciens, les frôlant en de charmantes boiteries. Mais la poétesse joue surtout avec les mots, les tord, les rallonge, les raccourcit, les colle à d'autres, les fait rebondir comme des balles. «Évapeurée... Les fumeurs meurent... Bouille toute de bouillie barbouillée... Wifi oui fi des sempiternelles prises / Électriques... Indices pensables...» Rouzeau marie le ludique et le mélancolique avec sa grâce coutumière, à la fois «grave et légère», comme elle-même se définit.

Suivons-la au cimetière :


Il y a un gros vase noir vide rempli d'eau de pluie qui attend

Une petite voiture blême pour les fleurs finies ou cassées

Si je me perds avec mon paquet d'anémones mon tas de papiers

Mon amas de moi mal amarré

Les cimetières sont des lieux carrés et quadrillés

Un peu comme la feuille ou je trace ces lignes

Rien d'aussi beau qu'une main d'arbre nervures d'érable

De peuplier de charme d'orme

Mains d'automne mortes et vive le vent...


Ça part simplement, humblement, et peu à peu mine de rien ça grandit en nous.


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Un qui ne m'a jamais déçu, c'est Jean-C. Denis. Dans Quelques mois à l'Amélie, L'ombre aux tableaux ou Le sommeil de Léo, par exemple, l'étrange poésie de l'histoire, saupoudrée d'un humour subtil, s'allie à l'apparente naïveté du dessin, genre ligne claire, pour mettre le lecteur dans un état quasiment planant.

Son nouvel album est lui aussi plein de surprises, à commencer par son titre malicieusement trompeur. Nouvelles du monde invisible ? nouvelles au sens d'histoires brèves, et monde invisible sans nul rapport avec le spiritisme : l'invisible ici, c'est les odeurs, sujet plutôt ardu à dessiner, fil impalpable reliant les onze histoires. Autre fil conducteur : le personnage central, double de l'auteur — l'autobiographie en BD, chose rare —, confronté à diverses agressions olfactives. On ne peut qu'être charmé par la drôlerie incongrue des situations, par l'auto-dérision légère du portrait, par l'affleurement constant du fantastique dans le quotidien, comme toujours chez Denis, et par l'utilisation virtuose de la couleur, toute l'histoire baignant dans des teintes bleutées sournoisement oniriques.

Carole, qui souffre d'hyperesthésie olfactive, est ressortie enthousiaste de sa lecture ; et moi pas moins, qui pourtant suis sourd du pif.


Les femmes, pour lui, sont toutes inoubliables...
Sa madeleine à lui : un parfum.

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Place aux images qui bougent.

Emballés par La séparation de l'Iranien Asghar Farhadi, nous allons comme tout le monde voir son petit dernier, Le passé, tourné en France. Les gazettes ont déjà dit tout le bien à dire de ce superbe film, qui offre en même temps le spontané, le tremblé, le déchirant de la vie et la rigueur d'une image et d'un scénario très travaillés. Unique bémol : un chouya trop travaillé, le scénar, avec ses coups de théâtre en cascade à la fin, genre polar. Comment dit-on «Le mieux est l'ennemi du bien» en persan ?

Révision des classiques avec deux d'entre eux déjà vus jadis. Two rode together (Les deux cavaliers, 1961), l'un des derniers westerns de John Ford, avec James Stewart et Richard Widmark. Perdant un peu de sa vigueur naïve, Ford vieillissant gagne en complexité : ses personnages, désormais, ne sont plus toujours tout blancs ou tout noirs (même si les Indiens, ici, ont de bien sales gueules) et n'en deviennent que plus riches. The magnificent Ambersons (La splendeur des Amberson, 1943), second film d'un jeune surdoué nommé Orson Welles, mélancolique récit du déclin d'une grande famille, étonnamment proche parfois du cinéma muet, regorge en même temps d'innovations formelles fulgurantes. Tripatouillé par d'autres au montage, il n'en laisse pas moins apparaître le génie de son auteur.

Honte à moi : quarante-cinq ans après avoir vu ces deux chefs-d'œuvre, je ne me souvenais de rien !


Les plus belles ombres étaient celles du noir et blanc.
La maison des Amberson.

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Le joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme, lui aussi, j'en avais oublié les détails. (C'est affolant, cet Alzheimer soft.) Comme il paraît lointain, le Paris de mai 1962 ! Les réalisateurs sillonnent la ville et interrogent les gens, il fait froid et gris, la ville est sombre et les Parisiens pas très joyeux, déjà. Pas tous très doués non plus pour la parole, ni toujours très futés, mais passionnants. Cinquante ans après, leurs plus pauvres discours continuent d'intéresser, d'émouvoir, tandis que le commentaire si intelligent, si littéraire de Marker n'a pas toujours bien vieilli. L'ensemble, d'une extrême richesse, dégage une curieuse impression de désuétude et de fraîcheur mêlées. Les vues de Paris sont belles, parfois terribles, lorsqu'on visite bidonvilles et taudis. Les visages, idem : d'une laideur terrible parfois, mais si vivants, si souvent beaux. Il faut absolument voir Le joli mai, il aide à mieux connaître l'homme. Et s'il fallait détacher un portrait dans cette farandole de visages, pour moi ce serait celui du jeune immigré algérien, d'une admirable dignité, s'exprimant dans un meilleur français que bien des indigènes...


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Dix ans plus tard, en 1971, Jacques Demy tourne l'adaptation d'un conte célèbre :The pied piper (Le joueur de flûte). En Allemagne, avec des acteurs anglais, il reconstitue un Moyen-Âge assez réaliste quoique féérique, et l'on ne peut pas dire que le film soit raté, même s'il n'est pas réussi non plus. Le joueur de flûte, interprété par le chanteur Donovan, alors superstar, est bien mièvre ; il emmène à la fin les enfants de la ville dans un ailleurs enchanté au lieu de les balancer dans le précipice, ce qui eût été moins cucul. Restent quelques jolies scènes, mais pouvons-nous quitter Demy là-dessus ? Nous prendrons congé de lui le mois prochain avec Peau d'âne.


...mais tu les emmènes où ?
C'est bien joli tout ça...

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En ce mois de juin chargé, peu de temps pour m'occuper de volkovitch.com, entre les péripéties rapportées dans le CARNET DU TRADUCTEUR et un voyage de trois jours en Bretagne — nos premières vacances depuis septembre.

La ville close de Concarneau, sur son îlot ceint de remparts, très entouristée, mérite le détour malgré tout, et la Grande Brière, immense marais près de l'estuaire de la Loire, qu'on se doit de découvrir en barque, méritait mieux que notre visite express. Coïncidence : je retrouve la Brière dans un album des éditions de l'Atelier : Jules des chantiers. Le texte de Frédérique Jacquet et les dessins de Sébastien Vassant racontent l'enfance de Jules dans les années 50, entre les chantiers navals de Saint-Nazaire où son père travaille et le marais tout proche où vit sa grand-mère. Je retrouve là, dans la même collection (L'histoire sensible) que Jeanne de la zone, la même précision historique, la même chaleur, la même belle ouvrage.


...devant la maison de Mémé Mélie, dans la Brière.
Jules devenu vieux avec sa petite-fille...

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Clou de ce voyage trop court : Nantes, ville bien-aimée, à la fois paisible et vivante, cultivant sous ses allures sages son petit grain de folie : étonnantes couleurs des maisons à Trentemoult, ancien village de pêcheurs ; installations étranges de Claude Ponti dans le somptueux Jardin des Plantes ; le Grand Éléphant, machine ambulante géante, hélas en congé ce jour-là.

Déjeuner à la Cigale où Demy tourna Lola, et pèlerinage rituel au passage Pommeraye où le grand homme tourna, outre Lola, une scène des Parapluies et plusieurs séquences d'Une chambre en ville ; espace à jamais hanté, que traversent, à mon grand étonnement, un tas de passants indifférents comme s'ils n'étaient pas dans un lieu sacré.

Mais Nantes, c'est aussi des amis formidables : Luc et Emmanuelle, Lucie et Renaud (Lucie dont le père, ancien prêtre ouvrier, fait une très belle apparition dans Le joli mai). Quatre personnes exemplaires qui chacun à sa façon s'attachent à aider les jeunes, à rendre ce monde un peu moins dur et injuste. Par les temps froids qui courent, ça réchauffe.


Le poussin endormi de Claude Ponti.
Nantes, Jardin des Plantes, 2013.

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L'opéra aussi, cela peut être chaud ! Nous y allons trop rarement, Carole et moi, d'autant que c'est cher, mais grâce à Daily Tube les chanteurs et les mises en scènes les plus ébouriffants viennent à nous gratos.

Comment peut-on chanter aussi divinement, jouer et danser aussi joliment et jouir d'un physique aussi enchanteur que la jeune soprano australo-américaine Danielle de Niese ? La scène du bain dans Giulio Cesare me réconcilie avec Händel, et dans la scène de lit du Couronnement de Poppée, sur la musique de Monteverdi, on atteint des sommets érotiques en même temps que musicaux. L'opéra n'est-il pas, aujourd'hui plus que jamais, l'un des plus beaux des dons des dieux ?


La Poppée de Monteverdi, Madrid, 2010.
La belle Danielle sur un plateau.

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En juillet, à Vienne dans l'Isère, dans le cadre du festival Lettres sur cour, honneur à la Grèce. Le samedi 6, Zyrànna Zatèli en personne ; le dimanche 7, place à Thanàssis Valtinos ; le lundi 8, hommage poético-musical à mon cher Nìkos Kavvadìas. Les traducteurs de ces trois-là, à savoir Gilles Ortlieb et moi-même, seront présents.

Au programme de volkovitch.com le 1er août : Chessex, Mauvignier, Vautier, Guyon, Philippe, Dhôtel, Beckett, Giono (dernier épisode), cinéma, musique, actualités...

Les vacances ? Quand on sera vieux.


Key West (Floride)
Fantasy Fest.








SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


L'utopie n'est pas l'irréalisable, mais l'irréalisé.



2


Ce n'est pas l'espèce la plus forte qui survit, ni la plus intelligente, mais celle qui s'adapte le mieux au changement.



3


Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent et qui refusent d'intervenir.








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