Il y a très longtemps, Daniel et moi courions ensemble autour du bois de Vincennes dans la fine équipe de la VGA Saint-Maur. Je ne savais pratiquement rien de lui ; nous ne parlions que de course à pied — quand nous parlions, car je m'essoufflais à le suivre, ce petit bonhomme de quarante-cinq ans, moi qui en avais quinze de moins. Il s'entraînait avec tant d'acharnement que je ne pouvais lui imaginer une vie au-delà du sport.
Je l'ai bientôt perdu de vue et n'ai eu de ses nouvelles que des dizaines d'années plus tard, en retrouvant Simon qui courait jadis avec nous. Simon s'était retiré en Provence et Daniel en Charente, mais ils se voyaient de temps à autre et se téléphonaient, toujours très amis. C'est par Simon que j'ai découvert la face cachée de Daniel.
J'ai appris, voilà quatre ou cinq ans, que cet obsédé du marathon et du 100 bornes avait autre chose dans sa vie — une vie qu'il avait failli perdre très tôt, à vingt-et-un ans, soldat en Indochine, le corps traversé par une balle. On lui avait donné l'extrême-onction. Ce que j'ai appris surtout, c'est que bien plus tard, peu de temps après nos années vincennoises, sa vie avait été bouleversée par une expérience mystique.
Les expériences de ce genre sont rares par les temps qui courent, dans mon entourage du moins, mais le besoin qu'aussitôt j'ai ressenti d'aller interroger Daniel allait au-delà d'une simple curiosité. Le peu que Simon m'avait raconté, cette aventure si exotique pour moi, c'était sûrement l'occasion d'apprendre quelque chose de neuf, d'important.
L'occasion a mis du temps à se présenter. L'autre jour, enfin, profitant d'un voyage à Bordeaux, je prends le train jusqu'à une petite gare près de Saintes où Daniel est venu m'attendre. À quatre-vingts-ans, mince et vif, il n'a presque pas changé. Il m'emmène en voiture dans le petit village tranquille où il vit avec sa nouvelle compagne. Il ne court plus depuis peu à cause de douleurs lombaires, mais reste très actif. Il vient de retaper sa maison. Je vois un chevalet, une toile dessus : il peignait autrefois, me dit-il, et vient de s'y remettre.
Nous évoquons nos souvenirs de coureurs. J'ai hâte de le questionner sur l'essentiel, mais j'hésite : ne sera-t-il pas gêné pour parler d'un sujet aussi intime ? Pas du tout. Il a dépassé depuis longtemps ce stade, me dit-il, et il commence à dérouler son histoire.
Au début il a cinquante ans. Il n'est pas fier de sa vie, elle n'est pas belle — il ne dira pas pourquoi. Il vient de divorcer. Il vit avec sa cousine, en tout bien tout honneur, dit-il, lui à l'étage, elle au rez-de-chaussée. La cousine se sert d'un pendule et d'un alphabet pour communiquer avec l'au-delà. Daniel assiste. Un jour, l'au-delà annonce : LIESSE DANS LE CIEL POUR L'ARRIVÉE DE DANIEL. Suivent d'autres messages qui laissent croire à Daniel que «de l'autre côté» on veut lui parler. La cousine lui apprend bientôt qu'un grand danger le menace là-haut, la nuit jusqu'à trois heures du matin, et qu'il doit dormir au rez-de-chaussée. Il s'exécute. Après plusieurs nuits, le danger s'éloigne, dit-elle. Un jour il sent un engourdissement dans ses jambes, qui monte peu à peu. Il dit à la cousine : Quand cela atteindra le cœur, tu me baptiseras. Le baptême, c'est une formule à dire en tenant les mains de l'autre. La cousine le baptise, et aussitôt l'engourdissement s'en va.
Cette fois Daniel est embarqué. Il n'était pas croyant, il ne sait toujours pas en quoi il croit. Le mot «Dieu», qu'il emploie rarement, n'est pour lui qu'une commodité. Il parle aussi du «Seigneur», mais l'appellation la plus juste, pour cette chose incompréhensible qui le dépasse totalement, c'est encore ce «On» qu'il emploiera plusieurs fois. Il ne va pas à la messe et ne se reconnaît dans aucune religion. Il distingue nettement entre les «hommes de Dieu» et les «hommes d'église». À part le Notre père et le Je vous salue Marie, il ne sait rien de la tradition chrétienne ; il s'intéresse davantage à Sri Aurobindo, à la Mère et à leur ashram de Pondichéry. Il croit en la réincarnation. Sa fille l'ayant longtemps appelé «mon bébé», il pense qu'elle a été sa mère dans une vie antérieure.
À la même époque, il se lie avec une très jeune femme ; On lui fait savoir qu'il doit rompre. Très attaché à elle, il obéit pourtant. Il se découvre un don pour soigner, qu'On le pousse à mettre en pratique. Il fait de longs voyages en train pour visiter des malades. Il ne me dit pas ce qu'il leur fait. Je suppose qu'il impose les mains. Un jour Simon lui téléphone : son fils Félix a fait une chute en parapente et va mourir. Daniel informe sa cousine et saute dans un train. Le lendemain, depuis chez Simon, il appelle sa cousine qui lui dit : «Fais savoir à Simon que Félix est sauvé». Daniel est effrayé, il n'ose pas obéir, tout porte à croire que c'est faux, mais quelque chose en lui l'oblige à parler. Félix reste dans le coma trois semaines, plus d'espoir, les médecins le débranchent ; il se met à respirer normalement. Daniel annonce alors qu'il n'y aura pas de séquelles — là encore, il parle malgré lui, On parle à travers lui.
On a vu juste : il n'y aura pas de séquelles.
Daniel raconte son aventure à une femme de quarante ans. Elle est vivement intéressée. Il pressent qu'elle va suivre le même chemin que lui. Il l'encourage, lui donne de l'argent pour faire un voyage dont elle dit avoir besoin. Quand elle sera prête, il lui transmettra ce qu'il a en lui. Il pensait avoir un don pour soigner, mais tout compte fait, non, il n'est rien, c'est elle qui va prendre sa place. La transmission se fera tout simplement : il lui tiendra les mains et lui donnera un baiser sur le front.
Il espère que par la suite il recevra encore des messages. Il continuera de demander des conseils avec son pendule, de pleurer comme une madeleine en voyant à la télévision des gens qui souffrent, et aussi de raconter son histoire. Car On lui a dit : PARLE ! Il le fait pour moi aujourd'hui avec sérénité, dans un grand sourire très doux, heureux sans aucun doute. Et c'est contagieux.
Cette rencontre si longtemps attendue, si souvent imaginée, se déroule exactement comme je l'espérais. On dirait un rêve. Je crains que la moindre interruption ne vienne rompre le fil, ce qui m'oblige à réprimer une violente envie de pisser ; je n'ose pas non plus prendre des notes devant Daniel, cela pourrait l'intimider, et malgré mes efforts pour enregistrer le moindre détail, j'ai l'impression que tout va s'effacer aussitôt de ma mémoire, comme un rêve au réveil.
Eh bien non. Tout va me rester.
Je suppose qu'en lisant ce compte rendu certains ricaneront. Est-il besoin de dire que moi je ne ricane pas ? Je ne sais plus qui a dit : Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en ceux qui croient en lui. Je me sens proche de cette phrase, chaque fois que croire en Dieu rend meilleur et non pas plus bête ou plus méchant. Daniel me dit qu'après tout, peut-être, il s'illusionne, mais qu'il est totalement sincère ; non seulement je le crois, mais je suis persuadé, moi l'indécrottable incroyant, que ce qu'il a trouvé — «de l'autre côté» ou au fond obscur de lui-même, peu importe — n'est pas illusoire, mais réel, mais précieux.
Les semblables de Daniel sont souvent qualifiés d'»illuminés», et je m'étonne à chaque fois du mépris accompagnant l'expression. Ce devrait être le plus beau des éloges. La lumière que Daniel a reçue, il la rayonne autour de lui, et c'est très humblement que je salue en lui un homme qui a couru plus loin que moi. Un homme plus sage, plus lumineux.
L'autre côté, c'est quoi ? |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°116 en mai 2013)