PATAUGEANT DANS LA NEIGE


Début mars. Le printemps pointe le bout de son nez quinze jours avant la date officielle. À l'ombre il fait froid, au soleil on a presque chaud. Enfin ! s'écrie Carole. Je croyais que le soleil n'existait plus...

Deux jours plus tard, la pauvre se fait saucer par une drôle de pluie, mélange d'eau, de neige fondue et de glace : le grésil, selon le dictionnaire. Comme chacun sait, mars est un mois bizarre, un peu braque, imprévisible, et voilà justement qu'avant de nous coucher ce soir-là, nous voyons voltiger dans la nuit quelques flocons timides, dernier souffle de l'hiver mourant.

Le lendemain matin on se réveille sous la neige ! Elle est tombée toute la nuit et va continuer, légère mais tenace, toute la journée. Les voitures n'avancent plus. Dans les rues blanches règne une pagaille noire. Tout le monde peste et moi aussi : on va encore fermer mon cher parc de Saint-Cloud, je devrai courir dans les rues sur les trottoirs glissants. Oui, mais en même temps cette blancheur réveille un bonheur ancien, enfantin, celui des boules et bonshommes de neige — des bals costumés aussi : le paysage quotidien se déguise, il apparaît soudain tout neuf et propre ainsi vêtu de frais, au point que le grand manteau blanc lui-même, image usée jusqu'à la corde, retrouve un semblant de jeunesse. Pour ne rien dire de ce bonheur inusable : contempler depuis ma fenêtre, dans mon cocon bien chaud, la ville qui se les caille.

Je repense à l'hiver d'il y a deux ou trois ans — l'absence d'hiver plutôt. Le temps invariablement doux, notre magnolia en fleurs dès janvier, quel plaisir d'abord, mais le malaise peu à peu nous gagnait, derrière cette endormeuse douceur on sentait l'ordre immémorial vaciller, le réchauffement climatique s'installer sournoisement dans nos vies en bête molle et monstrueuse.

Depuis, à chaque retour d'un bon vieil hiver à l'ancienne, j'ai beau imaginer les négationnistes, Claude Allègre en tête, sautant de joie et hurlant «Je vous l'avais dit ! Les écolos ont tout faux !», cela me refroidit à peine, tant ces vrais hivers, fragiles sursis, me rassurent et me réchauffent le cœur.

Cette neige du 12 mars, on sait qu'elle ne va pas durer. J'assiste au baroud d'honneur du vieux général Hiver. Ennemi sans doute, mais superbe sous son panache blanc. Un de ces bons ennemis dont les épreuves qu'ils nous imposent nous endurcissent, nous rendent meilleurs. Cessons de râlocher : le ciel d'hiver est souvent bas, lourd, gris, mais quand voit-on des ciels d'un bleu plus pur, des soleils plus enivrants ? On grelotte, on se calfeutre chez soi, mais n'est-ce pas dans ce repli, ce recueillement, qu'on se concentre et qu'on travaille le mieux ?

Le coureur sait que la chaleur l'épuise, le liquéfie, fait battre la breloque à son cœur, tandis que le froid efface la fatigue et réveille l'énergie. L'écrivailleur lui aussi carbure mieux en hiver qu'à la «belle saison», où la chaleur nous ramollit l'esprit comme le corps, où trop souvent l'on voyage et se disperse. C'est le travail silencieux, souterrain de l'hiver qui prépare l'œuvre future. Pour moi, en fait, l'hiver n'est pas la fin de l'année, mais son début. Dès son arrivée, les jours commencent à rallonger — n'est-ce pas là un signe ? Alors que l'été, avec ses journées qui n'en finissent pas de raccourcir, est dès le premier jour teinté de mélancolie.

J'aime l'hiver comme un enfant aime un grand-père bourru, secrètement bienveillant ; je l'aime ce soir-là d'autant plus que c'est l'un de nos derniers jours ensemble. Parti courir peu avant la nuit dans la neige où je m'embrouille les pinceaux, montant vers Bellevue puis les Bruyères, je me sens étrangement léger. Là-haut, sur le plateau, le long du chemin entre cimetière et forêt, la neige et les nuages renvoient si bien la lumière qu'on se croirait presque en plein jour. Une autre nuit me revient alors, lumineuse comme celle-ci. Après un demi-siècle d'oubli je me retrouve chez les Gombec en Normandie, aux vacances de février je crois, un soir où vers minuit, au lieu d'aller nous coucher, nous décidons d'aller faire un tour. Je ne me souviens plus qui des deux sœurs et de leurs deux frères sont là, je revois seulement la petite route déserte, la neige alentour, la pleine lune sur la neige et le paysage imbibé d'une lumière surnaturelle. J'ai alors dans les seize ans, je m'emmerde un peu cet hiver-là dans la campagne normande, je serai malheureux pendant des années, ce soir-là je marche à côté de l'aînée des sœurs Gombec (ou de sa cadette ?) que je désespère de tenir un jour dans mes bras, à qui je n'oserai jamais prendre la main, mon adolescence est une épreuve, une traversée de la nuit, alors pourquoi cette légèreté d'âme soudain sur la petite route, cette sérénité venue on ne sait d'où ?

Je ne comprends pas ce bonheur lointain, cette petite flamme qui ne dura sûrement pas plus d'une heure avant de s'éteindre. Je comprends encore moins son retour cinquante ans plus tard. Depuis longtemps ma vie est riche et douce, il ne me manque rien d'essentiel, j'ai osé prendre des mains depuis, j'ai été aimé, je suis aimé, alors pourquoi ce souvenir infime vient-il m'éclairer si fort désormais quand j'y pense — alors que je n'en ai nul besoin, et que ce bonheur ancien, si cela se trouve, ne s'est mis à exister qu'aujourd'hui, patiemment construit par le temps à partir de presque rien ?

Les souvenirs grandissent en nous, dit Proust, «comme ces pierres autour desquelles il a neigé». Je serais donc en train de retrouver le Temps perdu, tout bêtement ? Le temps des sœurs Gombec, je ne voudrais le retrouver pour rien au monde. Et la remémoration n'explique pas tout. Et la belle étrangeté de la vision non plus. J'ai l'impression, tout en courant le long du cimetière, pataugeant dans mes pensées comme dans la neige, que le vieux souvenir qui m'illumine est en train de me parler, de me chanter je ne sais quel message dans une langue inconnue que probablement je ne comprendrai jamais, et cela ne gâche pas mon bonheur — au contraire, qui sait ? Les mots sont obscurs ce soir, la musique lumineuse. On aime bien comprendre, mais ne pas comprendre est un plus grand bonheur encore, parfois.


Le vieux souvenir qui m'illumine.
Nuit transfigurée.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°115 en avril 2013)