EMMAÜS TOUJOURS


Le film commence par une marche au supplice, un très long plan-séquence menant les trois condamnés vers un gibet qu'on ne voit pas encore, à travers une foule silencieuse et figée qui les regarde, dissimulant la désolation et la peur qu'on imagine, et voilà qu'au passage on voit un type, un peu à l'écart, qui mord dans une pomme rouge avec une évidente gourmandise. La mort de ces pauvres diables, il s'en fout. Il a faim ! Il est on ne peut plus vivant, lui ! Et là, soudain, cette scène superbement filmée, qui avait déjà tout pour combler le cinéphile, prend une autre dimension, nous emmène plus loin encore.

Me reviennent des vers oubliés :


About suffering they were never wrong,

The Old Masters : how well they understood

Its human position : how it takes place

While someone else is eating or opening a window or just walking dully along...


Sur la souffrance ils ne se trompaient jamais,

Les Anciens Maîtres : comme ils comprenaient bien

Sa place dans notre vie : comme elle advient alors

Que quelqu'un d'autre mange, ouvre une fenêtre ou marche l'air maussade...


C'est «Musée des Beaux-Arts», poème de W.H. Auden, qui évoque des tableaux anciens : les vieillards attendent «pieusement, passionnément» la naissance du Sauveur, tandis que les enfants s'en fichent et patinent sur l'étang gelé ; le cheval du bourreau frotte sa croupe contre un arbre ; Icare tombe du ciel, dans le Paysage avec la chute d'Icare de Breughel, tandis que le laboureur lui tourne le dos et qu'un navire indifférent poursuit tranquillement sa route.

Ce poème, je l'ai découvert au lycée dans la classe de M. Mourot. J'ai eu le sentiment, alors, de découvrir un texte essentiel, fondateur. Pendant longtemps je l'ai su par cœur. Il m'a conduit à regarder «pieusement, passionnément» certains tableaux anciens, dont l'Icare de Breughel, merveille inépuisable.

Si je suis tant ému aujourd'hui par la pomme rouge d'un film de mon époque, Dans la brume du Biélorusse Sergeï Loznitsa, admirable par ailleurs de bout en bout, c'est que j'y retrouve une sorte de secret perdu : l'entremêlement de tout, bonheur et malheur, horreur et splendeur, trivial et sublime ; c'est que le secret est entre les mains d'un homme jeune, ce qui permet de croire que le monde continue, qu'un jour cet homme sera lui aussi un Ancien Maître vénéré — pour peu que nos films numérisés survivent aussi longtemps que les couleurs des toiles et le papier des livres.

Quelques jours plus tard, c'est un tableau qui me fait signe, dans un gros livre sur la peinture vénitienne. Au XVIe siècle, Jacopo Bassano assisté de son fils Francesco peint les Pèlerins d'Emmaüs, thème populaire à l'époque. L'évangile de Luc raconte que trois jours après la mort de Jésus, deux de ses disciples marchent tristement vers la petite ville d'Emmaüs, quand ils sont rejoints par un inconnu. Arrivés le soir à Emmaüs, ils dînent avec lui dans une auberge ; l'homme rompt le pain, ils reconnaissent Jésus et aussitôt il n'est plus là.

Dans l'étrange toile de Bassano, Jésus et les deux pèlerins sont relégués dans un coin de l'image. On ne voit même pas leurs yeux. Si Jésus n'avait pas un tout petit peu de lumière derrière la tête, nous pourrions ne pas le reconnaître, nous aussi. Le reste du tableau est envahi par l'auberge, la cuisine surtout, avec sept personnages, un chien, un chat et surtout une étincelante batterie de plats et de casseroles.

Les pages précédentes du livre, qui débordent de somptueux chefs-d'œuvre, sont passées un peu vite, mais là je m'arrête. Voici à nouveau le secret ancien, cette sagesse qui replace, non pas la douleur ici, mais l'événement extraordinaire, tel qu'il se présente en vrai, noyé dans le quotidien, dans l'ordinaire qui le cache aux regards profanes.

Je lis dans ce même livre des commentaires savants qui m'apprennent que ce genre de tableau était peint pour de riches bourgeois, sans doute moins émus par les mystères de la foi que par les casseroles étincelantes. Le tableau, après tout, est peut-être dû à un habile faiseur, comme le laisse entendre cet étalage d'aisance matérielle incongru et ces couleurs un rien trop pimpantes, le vert d'un tablier, le rose d'une chemise.

N'empêche, au milieu de ce tape-à-l'œil, le mien, d'œil, revient doucement, irrésistiblement vers les trois hommes dans l'ombre au fond de l'image, guidé en cela par un savant jeu de lignes. C'est un peu schizophrénique, ces deux parties si différentes, mais cela se tient dans un sens, ce monde matériel bruyant et un peu vulgaire servant de subtil repoussoir à ce qui se passe là-bas, dont il est le contraire absolu.

Sur le même thème du repas d'Emmaüs, Rembrandt est revenu à plusieurs reprises, et toujours le visage du Christ est si extraordinaire — tantôt beau et noble, tantôt divinement doux — qu'il suffirait presque à vous donner la foi. Mais tandis que les Christ de Rembrandt règnent sur le tableau par leur position centrale et leur apparence rayonnante, le Jésus de Bassano m'émeut par la discrétion, l'humilité de sa présence, qu'accentue encore la banalité de son visage entrevu. Cette apparition-disparition à l'auberge, ce n'est pas du grand spectacle genre Sainte Cène ou Pentecôte, mais le contraire, quelque chose d'intime et d'infime, de fugitif, presque un rêve.

Je vais lire chez Luc le seul récit que nous ayons de l'événement.

«Et voici, ce même jour, deux disciples allaient à un village nommé Emmaüs (...). Pendant qu'ils parlaient et discutaient, Jésus s'approcha, et fit route avec eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il leur dit : De quoi vous entretenez-vous en marchant, pour que vous soyez tout tristes ?»

Déçu par la traduction Segond de la Bible protestante, qui dans mon souvenir était moins lourde. Déçu aussi par Jésus, qui leur parle en marchant, leur fait tout un sermon, alors que je l'imaginais plutôt silencieux, encore marqué par la mort. Il aurait pu se taire, cette fois au moins. Et en plus, juste après, il apparaît encore aux apôtres, montre ses blessures, mange avec eux et leur fait encore longuement le catéchisme. Toutes ces paroles et ces apparitions réitérées, n'est-ce pas un peu lourd, là aussi ?

Incroyant depuis je ne sais plus quand, j'ai gardé de la sympathie pour Jésus tel qu'il apparaît dans les textes, et l'idée de relire les évangiles me traverse encore de temps à autre. Je crains que certains passages n'aient perdu beaucoup de leur pouvoir sur moi, mais cette histoire d'Emmaüs continue de me parler à voix basse.

«Lorsqu'ils furent près du village où ils allaient, il parut vouloir aller plus loin. Mais ils le pressèrent, en disant : Reste avec nous, car le soir approche, le jour est sur son déclin. Et il entra, pour rester avec eux. Pendant qu'il était à table avec eux, il prit le pain ; et, après avoir rendu grâces, il le rompit, et le leur donna. Alors leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent ; mais il disparut de devant eux.»

«De devant eux», pas terrible... Mais jusqu'à «il disparut», quel beau dépouillement ! Je me souviens d'une page de François Mauriac sur Emmaüs, que je ne chercherai pas, de peur qu'elle soit moins lumineuse que dans mon souvenir. Je ne crois pas à la réalité de la résurrection, je doute même de l'existence des deux disciples, et pourtant, mystérieusement, pour moi l'histoire d'Emmaüs est vraie. Elle me raconte, à moi mécréant, une histoire de mort vaincue, en partie du moins : êtres aimés, maîtres admirés, poèmes et tableaux et films lus ou vus jadis, qu'on croyait morts ou perdus, restent à portée de nous, dans la mémoire, et nous reviennent parfois quand on ne l'espérait plus, pour nous faire signe et éclairer le chemin.


Paris, Petit Palais.
Jacopo et Francesco Bassano, Les pèlerins d'Emmaüs, 1678.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°114 en mars 2013)