SUR LE TAPIS VOLANT


Quoi de plus con que les petits garçons ? Les défilés militaires et les footballeurs les font rêver. Et les bagnoles. J'avais huit ou dix ans. Je collectionnais les petites autos de la marque Dinky Toys. Je découpais et collais des images de voitures dans un cahier. Le soir, en attendant le retour de mes parents, je comptais celles qui remontaient la rue Brancas, encore peu nombreuses, en les classant par marques. On m'a raconté que plus jeune encore, le soir dans mon lit, je parlais tout seul : Renault... Simca... Panhard... Renault... Je disais la marque des voitures qui passaient, que je reconnaissais au bruit du moteur.

En ce temps-là, une voiture était un luxe. Au début, nous n'en avions pas. Mon grand-père paternel, chauffeur de taxi, en conduisait une toutes les nuits qui n'était pas à lui. Mon grand-père maternel, grand personnage, en possédait une très rare, une Hotchkiss (Hosskitch, disait ma grand-mère), un monstre noir où l'on tenait à six ou sept et qui consommait ses vingt litres aux cent.

Mon père avait trente-six ans et moi sept lorsqu'il s'offrit son premier engin, une traction avant Citroën en fin de vie qui calait tout le temps. Elle fut supplantée dès l'année suivante par une Peugeot 203 neuve, d'un beau bleu, qui resta chez nous sept ans. Je me souviens encore de son numéro : 18 66 DV 75. C'est la seule voiture dont j'aie su le numéro par cœur ; la seule que j'aie considérée comme une personne, un membre de la famille. Il faut dire qu'elle avait du caractère, et d'émouvantes fragilités. Elle crevait souvent ; l'eau de son premier radiateur bouillait tous les cent kilomètres (le Paris-Brest inaugural fut dantesque), alors qu'en hiver, le matin, pour réveiller la frileuse, il fallait tourner la manivelle dont le retour pouvait vous casser le bras. Elle frôlait le 120 dans les descentes et j'ai le souvenir de longues virées grandioses, jusqu'à la Côte d'Azur en passant par les Alpes ! jusqu'en Autriche et au Lichtenstein ! ou sur les nationales de province — pratiquement pas d'autoroutes alors — où nous doublions, lancés à fond, grignotant parfois mètre par mètre dans les côtes, les 4CV et les Dauphine Renault, les Arondes Simca et les Dyna Panhard. C'est avec la 203 bleue que je pris ma première leçon de conduite, dans la cour de Breteuil, avec mon père qui eut juste le temps d'écraser le frein avant que nous percutions un mur.

La 403 Peugeot noire qui la remplaça nous parut étonnamment puissante. «Ça déménage !» disait ma mère, qui entretemps avait appris à conduire. La 403 nous servit sans caprices, sérieuse et discrète, se faisant oublier, suivie par une autre Peugeot, une 404, dont je me souviens à peine. La voiture était devenue utilitaire. La magie avait disparu, comme l'enfance.

J'ai dix-sept ans. Mes amis Gombec, un peu plus âgés que moi, m'emmènent sur les petites routes de Normandie dans la 2CV de leur mère qu'elle leur prête imprudemment. Un jour ils me passent le volant. Pour la deuxième fois de ma vie, je suis le maître d'un véhicule ! Une simple pression du pied et je file à tout berzingue, quatre fois plus vite qu'à vélo ! Pas pour longtemps : nous frôlons une voiture venue en sens inverse. Elle nous évite je ne sais comment. Mes amis sont verts de peur. Moi, au contraire, inconscient, euphorique.

On ne m'a plus confié la 2CV. Et j'ai senti confusément, ce jour-là, une fois sorti de ma mauvaise ivresse, qu'il ne fallait pas que je conduise. Qu'un volant entre mes mains ferait de moi un être incontrôlable, un monstre, un danger public. Que je laisserais voir le pire de moi-même. À vingt-et-un ans, dernière bouffée de folie, j'ai rechuté, je me suis offert une grosse moto, mais béni soit celui qui me l'a volée quelques semaines plus tard : il m'a sans doute sauvé la vie.

J'ai réussi à ne pas passer mon permis de conduire. C'est l'une des raisons qui m'empêchent de me sentir totalement adulte. Je me suis marié pourtant, nous avons acheté une vieille 2CV rouge, puis une Renault R5 rouge aussi, après je ne me souviens plus ; Z. conduisait très bien, j'étais devant à son côté, lisant la carte (lire, c'est plus dans mes cordes) et les trois enfants se chamaillaient derrière. Mes parents, eux, sont restés fidèles à Peugeot, changeant tous les dix ans, jusqu'au bout, et dans mon souvenir toutes leurs voitures, de plus en plus floues à mesure qu'elles se rapprochent dans le temps, n'en font qu'une.

Plus tard je suis redevenu célibataire. Finis les longs voyages en voiture, que les autoroutes omniprésentes aujourd'hui, rapides, confortables, ennuyeuses, raccourcissent et rallongent en même temps. J'ai pratiqué davantage le train, qui me permet de lire longuement. Je me suis offert deux vélos. La voiture n'a plus occupé que mes nuits : je rêve régulièrement que je conduis sans permis, que je sais à peine changer de vitesse, que je passe devant des flics et suis mort d'angoisse.

J'ai senti grandir avec l'âge ma tendance à prendre pour des crétins, des demeurés, ceux qui s'extasient encore sur les bagnoles, ceux dont le but ultime est de s'en payer une grosse, bien chère, bien rutilante, pour emballer les filles et faire bisquer les autres mâles. Mais le crétin, c'est moi aussi peut-être, qui ne sais pas admirer, dans cette machine devenue si courante, un prodigieux chef-d'œuvre de technologie.

Lorsque Carole est arrivée, il y a neuf ans, nous avons décidé de vivre sans voiture. De toutes façons, nous n'aurions pas les moyens de l'entretenir. L'absence de voiture, pour moi, est une richesse. Je supporte de moins en moins les embouteillages et les feux rouges, surtout depuis que le vélo m'a fait goûter le plaisir de me faufiler dans les uns et de griller les autres. Parfois, devenant vieux, rentrant de Paris dans notre banlieue tard le soir, nous nous payons un taxi, comme des nababs.

La mère de Carole ne conduit plus, la vieille Volvo qu'elle nous a laissée pourrit doucement devant chez nous. Une amie de Carole partie à l'étranger lui a prêté pour un an sa... sa quoi, au fait ? mais j'en profite le moins possible. Encore une vieille chiotte qui ne peut plus voyager loin, mais c'est bien ainsi. En vacances, nous prenons le train, louons une voiture sur place, et il est bon que cette voiture ne soit pas la nôtre, que cette étrangère nous soit confiée puis bientôt reprise : ce moment est une exception, un petit miracle ; il est bon qu'on ne la connaisse pas, cette voiture, que j'ignore jusqu'à sa marque et ce qui se passe dans son moteur, lequel obéit en silence et ne tombe jamais plus en panne ; il est bon que devenue ainsi parfaitement anonyme, la voiture se fasse transparente, sans plus de matière qu'un tapis volant.

Nous retrouvons à chaque fois le même bonheur. Pouvoir aller où bon nous semble est une liberté soudaine, extraordinaire. Nous évitons le gros de l'été, les lieux où les touristes s'entassent ; les petites routes provinciales sont quasiment désertes comme autrefois. Je boycotte le GPS — ce robot froid, cette grossière béquille qui nous guide comme des aveugles ou des débiles, nous cachant le paysage, atrophiant le peu de sens de l'orientation qui nous reste —, et je déplie une bonne vieille carte routière, qui m'ouvre magiquement l'espace autour de nous dans ses détails, sa richesse infinie. Le pays qui nous entoure est immense, inépuisable. Chaque croisement, chaque chemin de traverse est un appel, une promesse. Le cycliste que je suis désormais s'effare de ces côtes avalées sans effort, de cette vitesse quasi surnaturelle. Pourtant ma compagne conduit prudemment, paisiblement, juste à la bonne allure pour animer le paysage sans trop vite l'effacer. On s'empare de lui et on le perd en même temps, dans une frustration délicieuse. Ralentis encore un peu, Carole, que cela ne finisse pas. Le petit con d'il y a soixante ans n'était pas plus émerveillé.


...et maternelle.
1956. La 203 paternelle...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°113 en février 2013)