PARADISIAQUE


Elle ne payait pas de mine, en ces années 50 de mon enfance, avec son écran à peine plus gros qu'un œil et ses images grisouilles. Son prestige venait de sa rareté. Peu de gens l'avaient chez eux. La regarder, pour moi, était une fête. Le jour où mon grand-père y fit une apparition de cinq minutes, on loua pour la soirée un appareil et toute la famille se rassembla autour. Vers la même époque, nous suivîmes chez une voisine la visite de la reine d'Angleterre. Une autre fois, chez des amis de mes parents qu'ils n'avaient pas revus depuis des années, nous passâmes le repas devant la boîte à images toute neuve allumée face à la table.

Les jeunes qui peut-être me lisent ne me croiront pas : il n'y avait alors qu'une seule chaîne ! Elle diffusait, pour un public sans cesse plus nombreux, des émissions parfois excellentes ! Et ce jusqu'en milieu de soirée ! L'une d'elles, Les conteurs, nous invitait à écouter de vieux paysans au coin du feu, et nous écoutions sans ricaner ; on raconte même qu'un soir une pièce d'Eschyle, Les Perses, occupa toute la soirée, et que ce fut un triomphe. On croit rêver.

Avoir la nôtre à la maison, cela me paraissait trop beau. Je la demandais timidement à mes parents, qui répondaient toujours, «Quand ce sera un peu plus au point». J'attendis jusqu'au milieu des années 60 : mon père s'étant fait virer de sa boîte, ses patrons lui offrirent l'objet pour meubler ses nouveaux loisirs — juste au moment où je quittais la maison pour l'internat. Je restais devant l'écran une ou deux heures le week-end ; il y avait désormais deux chaînes, je crois, ce qui nous donnait le tournis. L'une d'elles proposait une émission, L'invité du dimanche, où je vis entre autres Jean Renoir, Béjart, Bresson, Grappelli...

Mais c'est en Angleterre, ces étés-là, que nous devînmes copains elle et moi. Les journées étaient longues, souvent pluvieuses ; je passais avec elle plusieurs heures par jour, des heures actives, sportives, tant l'effort pour comprendre était intense. C'est là que je découvris les premiers films de Fellini, Le scheik blanc et Les vitelloni, en version originale sous-titrée en anglais, que je n'ai pas revus depuis, craignant de rompre le charme. Quant aux séries locales, aux débats, aux infos, je ne comprenais qu'un mot sur deux, ce qui me laissait croire que tout y était profond, subtil, et même drôle, à en juger par les rires tonitruants du fils de la maison.

Le moment venu, j'ai fondé un foyer. Doté d'une épouse, de trois enfants, d'un boulot officiel et d'activités accaparantes dont l'une, la traduction, devint un second métier, je courus sans cesse après le temps, et me dispensai donc sans regret d'images à domicile pendant les trente ans que cette vie-là dura.

Je suis abonné à Télérama, confiais-je à mes élèves, pour savoir ce que je manque. Cela les faisait rire. Je gagnai à peu de frais une réputation d'original attendrissant, de rebelle inoffensif, représentant pittoresque d'une espèce vouée à disparaître.

L'été, tout de même, dans la maison de vacances de mes parents, je consacrais chaque jour aux étapes du Tour de France un temps qui me paraît aujourd'hui insensé. Je pédalais dans mon fauteuil derrière Hinault, derrière Fignon ; j'en avais mal aux cuisses.

Les années passaient. La nouvelle venue était installée chez tout le monde. Elle avait changé de visage : écran agrandi, image en couleurs ; dans les années 90, j'ai vu pour la première fois un modèle géant, ultra-large, ultra-plat, splendide, chez des cons frimeurs bourrés de fric. La boîte lourde et moche des débuts avait acquis un design parfait, un côté conquérant, d'une élégance un rien vulgaire. On a constaté ces années-là que la beauté du contenant s'accompagnait d'un contenu appauvri, que l'accroissement du nombre de chaînes réduisait d'autant la qualité des émissions, que les images de plus en grandes étaient de plus en plus vides. Mais qu'est-ce que je raconte ? Cela tout le monde le sait, tout le monde s'en plaint et rien ne change, et voilà que moi aussi, toute cette vacuité m'infectant, j'aligne les banalités.

Je sais, je sais, on trouve aussi quelques bonnes choses dans l'immense poubelle aux programmes, en cherchant. Je me dis parfois devant mon Télérama, tiens, on pourrait voir ça. Mais pas moyen. C'est comme un blocage. Nous sommes comme qui dirait divorcés, elle et moi. Le grand écran qui trône dans notre salon ne sert qu'aux DVD.

Ceux qui la regardent, jusque trois ou quatre heures par jour dit-on, sont pour moi une douloureuse énigme. Un jour à la nuit tombée, mon train a longé un immense immeuble, je voyais à chaque fenêtre la même petite lumière bleue, des dizaines de petites lumières bleues, et je ne savais que faire de cette grande vision unanime, je ne savais pas s'il y avait là de quoi réchauffer le cœur, ou le glacer.

Une autre fois, marchant la nuit dans une petite rue, j'ai vu par une fenêtre une femme seule assise dans son salon. Elle regardait droit devant elle. J'ai mis quelques secondes à le comprendre : la lueur qui l'éclairait, verdâtre et douce, ni chaude ni froide, venait d'un écran invisible pour moi, qui l'imprégnait, l'irradiait de ses ondes. On aurait dit une séance d'UV, ou d'hypnose. Je suis resté à l'observer, gagné par sa paralysie. Tout proche d'elle, qui ne me voyait pas, pour qui je n'existais pas.

Quand je me suis retrouvé à l'hôpital, l'autre jour, j'ai subi ce à quoi je m'attendais : le poste de mon voisin de chambre a fonctionné du matin au soir. Il y eut d'abord les dessins animés du matin, puis des séries, puis le journal de midi sur TF1, puis des séries, d'autres séries, puis le soir, sur une autre chaîne je crois, une émission avec des chanteurs — une flopée de chanteurs interchangeables, blonds, permanentés, dans des décors scintillants, entourés de filles jeunes et minces qui se trémoussent. Dans les intervalles, des pubs, les mêmes pubs revenant plusieurs fois, telles des vieilles radoteuses amnésiques — mais non, tout était djeune et speedé dans les pubs, plutôt le genre impatient, arrogant qui vous lance à tous les coups, Combien de fois je dois le répéter ? Enfonce-toi ça dans la tête, vieux débile !

Elle allumée, mon voisin plutôt éteint, au fond ça se tenait. C'était logique. La relation de couple entre cette machine-là et l'être humain apparaissait plus clairement que jamais, avec cet homme simplement plus allongé que les autres, plus atteint. Il ne regardait sûrement pas, le pauvre, dans son coltar, et les autres, les mieux portants, si ça se trouve ils ne la regardent pas non plus, ou si peu. Cet écran, ce serait plutôt un décor familier, nécessaire à la vie sans doute, mais moins vu que senti, comme ces personnes qui partagent notre quotidien et dont la voix nous rassure sans qu'on ait besoin d'écouter ce qu'elle raconte. L'étrange lucarne, comme on l'appelle ? Un papier peint animé. Pas trop animé tout de même : surtout rien d'étrange ! Tout ce qui en sort doit être prévisible, tous les mouvements doivent nous bercer par leur monotonie tranquille, comme le spectacle d'un poisson rouge dans son bocal.

TF1, ce jour-là, a-t-elle bien joué pour cet homme son rôle d'adjuvant du tranxène ou de la morphine ? Pour moi, en tous cas, échec total : au bout d'un jour de ce traitement, j'étais dans un état où se combinaient, ô paradoxe, exaspération et déprime. On est venu m'annoncer que j'allais rester «quelques jours». Quelques jours ! Combien, grands dieux ? Combien de jours pourrais-je tenir ?

Je ne le saurai jamais. Le lendemain matin, miracle : on me transporte dans une chambre individuelle. L'infirmière me demande si je souhaite qu'on me branche la chose. Je lui réponds que normalement on paie pour l'avoir, mais que moi je suis prêt à payer cher pour ne pas. Et j'ai passé dès lors sans la télé, dans ma petite chambre, avec mes livres, quatre journées d'une douceur paradisiaque.


Est-ce raisonnable de le réveiller ?
L'allumée et l'éteint.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°111 en décembre 2012)