J'ai à peine connu Daniel. Je ne l'ai vu qu'une fois. Je ne sais d'où vient ce besoin d'écrire sur lui qui ne me lâche pas depuis son départ l'an dernier, ce serrement de cœur qui me prend quand je pense à lui.
Daniel était le mari d'Irène, ma grande amie de l'école primaire, retrouvée il y a trois ans après une éclipse d'un demi-siècle. Elle m'a beaucoup parlé de lui, avant et après sa mort. Parmi toutes les choses qu'elle avait à me raconter, l'histoire de Daniel est la plus étrange.
Comment a-t-elle pu s'attacher à cet homme dont tout la séparait ?
Récapitulons.
Daniel, né en 1950 à Lyon, fils d'un charpentier et d'une vendeuse, n'aime pas l'école qu'il abandonne après le certif. Apprenti plombier très doué, il gagne sa vie à seize ans et soutient financièrement sa famille. À vingt-deux ans il vit seul. Très beau, sportif, séducteur, il fait la fête et boit beaucoup — comme son père. La plomberie marche bien, il voudrait créer son entreprise mais il se marie et l'épouse n'est pas d'accord. Elle ne veut pas que son homme passe tout son temps au boulot, il en fait déjà trop. Le père de l'épouse est gendarme et oriente son gendre vers l'école de police : voilà un métier sûr, aux horaires bien cadrés, où la paye tombe régulièrement.
Devenu gardien de la paix, Daniel est affecté à Saint-Germain-en-Laye. L'épouse le pousse à faire des petits boulots en plus, jardinage, gardiennage, pour arrondir les fins de mois. C'est ainsi qu'il rencontre Irène. Il a trente-cinq ans et Irène deux ans de plus. Professeure agrégée d'allemand, très cultivée, elle joue superbement du piano. Elle vit au Pecq dans une belle maison avec son mari banquier. Elle ne manque de rien mais s'ennuie. Daniel s'occupe du jardin et en échange elle donne des cours à ses deux enfants. Il tombe violemment amoureux de cette femme qui est son contraire absolu ; il confie à un collègue qu'il n'osera jamais se déclarer. Il ose tout de même. Il n'est pas repoussé. Mais son épouse, jalouse, espionne les amants, les surprend et divorce. Irène quitte alors son mari. Le nouveau couple va bientôt vivre ensemble.
Entretemps Daniel a réussi le concours pour devenir motard. Il adore la moto. Elle lui fait oublier l'aspect policier du boulot. Il a toujours été celui qui rapporte le moins de contredanses et le premier à ouvrir sa grande gueule quand ses collègues s'écrasent — comme il se doit quand on porte l'uniforme. Il n'est pas fait pour ce métier, ses chefs se plaisent à le lui faire sentir. En 86, grave accident de moto en service, neuf opérations, une jambe douloureuse à vie, on l'affecte au matériel où un supérieur sadique le persécute. Il boit de plus en plus. Irène qui n'en peut plus lui dit : C'est la boisson ou moi. Il choisit Irène. Il va fréquenter longuement les Alcooliques Anonymes et ne rechutera pas. En 98 ils achètent ensemble une belle maison en grande banlieue et se marient en 2006. C'est un homme désormais diminué, brisé, pas seulement au physique. Déprimé, poussé à bout par les brimades de son chef, il a déclaré un jour à son psy : Ou bien vous m'arrêtez, ou bien je le tue. Le psy a préféré le mettre en longue maladie jusqu'à la retraite. Daniel se traîne, passe parfois la journée au lit, le moindre désagrément le rend malade et les calmants éteignent ses désirs. On lui découvre un cancer bien avancé ; il meurt très vite à soixante-et-un ans.
Si l'histoire de Daniel me préoccupe ainsi, c'est que je ne sais quoi en faire, quel sens lui donner. On peut y voir un lamentable échec ou une belle réussite, selon. Irène elle-même ne m'a jamais caché tout ce qui la gênait chez lui, son attachement excessif à l'argent, son peu d'efforts pour partager les intérêts d'une femme que par ailleurs il adorait, mais l'essentiel n'est pas là : Daniel avait un cœur d'or, toujours prêt à aider ceux qui en avaient le plus besoin. Il donnait des cours d'alphabétisation. Il retrouverait tous les jours au bistrot du coin ses nombreux copains maghrébins de tous âges, venus de la cité voisine. Il a été aimé par plein de gens. Il a éperdument aimé Irène. Je vois en lui l'image même du juste, la générosité incarnée. Il m'a aidé à ne pas désespérer de notre police, en me montrant qu'on n'y trouve pas seulement des brutes et des salauds. (Tâchons d'oublier que c'est elle qui l'a détruit.)
Avoir un copain flic... Encore un rêve déçu.
Je n'aurai vu Daniel qu'une fois. Irène se doutait bien que lui et moi ne pouvions nous entendre. Un gouffre nous séparait — même si nous étions proches, par certains côtés. Il devait jalouser cet intello bardé de diplômes, ce fils de bourge à qui la vie souriait, qui n'était même pas malade, et qui pour couronner le tout avait connu Irène bien avant lui. Lui a-t-elle dit qu'à l'époque j'avais été amoureux d'elle, et que je venais de me donner beaucoup de mal pour la retrouver ? Ce soir-là, sur la terrasse de leur maison, elle avait invité à dîner une dizaine de personnes, comme pour noyer les deux inconciliables dans une foule. Bien joué, Irène. Nous nous sommes à peine parlé, Daniel et moi. Je ne me souviens même pas de son visage, comme si cet homme était déjà à demi éteint. J'ai été incapable de trouver les mots pour l'amadouer, des mots qui devaient exister pourtant. Je me suis contenté lâchement d'écouter les autres convives, de guetter ses paroles à lui, en évitant surtout de faire le malin en étalant ma science. C'est Alain Légot, lui aussi professeur, qui a occupé le devant de la scène et pris les coups à ma place. Il parlait, il parlait, l'innocent, il racontait un tas de choses intéressantes. Daniel n'ouvrait pas la bouche. De temps à autre on le voyait disparaître à la cuisine, où le fils d'Irène s'affairait aux fourneaux. Irène m'a dit plus tard que devant son beau-fils, à chaque passage, Daniel furieux marmonnait : Ce Légot, quel frimeur ! quel con !
Apparemment il n'a pas dit de mal de moi. Je suis resté à ses yeux un fantôme. Pouvais-je espérer mieux ? Quelques mois plus tard j'étais à son enterrement. Par affection pour Irène, bien sûr, mais aussi pour lui. Il y a un moment, devant le cercueil, où d'habitude on parvient à dire en pensée, enfin, des choses essentielles. Je n'ai rien pu dire à Daniel, même alors. Même aujourd'hui en écrivant je n'arrive pas à m'adresser à lui. Je suis face à lui comme une espèce d'infirme. La page que je viens d'écrire est ma béquille.
Police française, années 80. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°109 en octobre 2012)