COLLINES FUGITIVES


On croit que le TGV fonce droit devant lui comme une brute, mais non : il se faufile, souple et précis, évitant villes et villages, restant le plus possible à l'écart, isolé tout du long par des grillages et par sa vitesse. Les contrées immobiles qu'il traverse sont un monde qu'il ignore.

Cet après-midi-là il roule entre Lyon et Paris pleins tubes comme d'habitude en fin de parcours, et le paysage défile sans être vu. Les passagers somnolent ou tapotent leurs petites boîtes magiques, aucun d'eux ne lève les yeux et cela se comprend : il y a si peu à voir. Après les monts du Morvan commence une campagne plate, sans nom, sans caractère, assemblage de champs, de prairies, de bouts de forêt ; un décor passe-partout qu'on dirait hâtivement dessiné, puis oublié. Une petite route déserte suit la voie, puis tourne et s'efface, laissant à un croisement des panneaux indicateurs illisibles.

Je passe mes voyages en train avec un livre et regarde rarement dehors. Les bribes de paysage que je découvre ce jour-là me sont inconnues, mais pourquoi me retiennent-elles soudain, qu'y a-t-il donc d'étrange dans leur banalité pour que je relève encore et encore les yeux ?

L'étrange et le banal ont sans doute ici une même cause : cette campagne est vide. Les lignes du chemin de fer d'autrefois côtoyaient les lieux ou vivent et travaillent les hommes ; celles du TGV survolent un pays différent, dépeuplé, qu'on croirait purement rural, comme dans la France de jadis, comme si la technologie la plus contemporaine avait le pouvoir de remonter le temps. À peu de chose près, ce morceau de campagne insituable pourrait passer pour médiéval, gaulois ou préhistorique.

Ce qui me mène à lui aujourd'hui, c'est aussi, sûrement, ce livre entre mes mains : Dans la vallée du chemin de fer, un roman peu connu d'André Dhôtel. Je l'ai choisi sans me douter de rien, mais si j'alterne entre paysage et pages si naturellement, c'est qu'il doit y avoir entre elles et lui un lien caché. Chacun me parle de l'autre. Dhôtel aimerait sûrement cette campagne humble et discrète, assez proche d'ailleurs par la géographie du territoire de ses romans ; on verrait bien ses personnages y poursuivre leurs errances perpétuelles, sous ce ciel immense et bleu rappelant ceux qui apparaissent toujours dans ses histoires, ciels d'une beauté déchirante, capables de changer une vie ou du moins l'embellir, ou l'approfondir — comme certains livres.

C'est une belle journée tranquille au cœur de l'été ; une lumière vive, mais douce éclaire le monde ; une ou deux fois, au fond de l'horizon, apparaissent des lointains fabuleux, des collines dans une brume légère et je m'imagine un instant pédalant ou marchant vers elles, toute une journée peut-être, comme en Ardèche il y a quarante ans lorsque le mont Meyzenc se montra tôt le matin à l'horizon, et de loin en loin nous fit signe jusqu'au bivouac du soir tout près de lui.

Si à la vue de ces collines bleues mon cœur se dilate et se serre en même temps, c'est sans doute un peu par nostalgie des vadrouilles passées. Les voyages dans les mots, de plus en plus, remplacent les vrais. Ma vie est encore plus balisée, minutée que naguère, organisée comme une compétition, une lutte pour mener à bien on se demande quoi. Mais tout compte fait je ne regrette pas trop ce sacrifice. Ce qui compte à présent, ce qui m'émeut surtout dans ces collines fugitives, ce qui me pousse à griffonner des notes sur une page blanche de mon livre afin d'écrire là-dessus plus tard, c'est autre chose de plus profond.

Les lieux parfois nous font signe — surtout quand le mouvement qui les apporte et les dérobe donne l'impression d'un geste à nous destiné. Ils semblent nous réserver un secret, une révélation, un trésor qui sans doute n'est pas en eux ou derrière eux, caché derrière les collines par exemple, mais au fond de nous, et vers quoi ils paraissent vouloir nous guider.

On a déjà vécu cela, on n'a jamais trouvé le trésor, on ne se fait guère d'illusions pour cette fois, on ne sait même pas s'il existe. Mais on se dit aussi que même si ces petites salopes de collines qui nous font de l'œil se fichent de nous, leurs sibyllines promesses à elles seules sont un trésor, peut-être le seul ; c'est une bénédiction de sentir en soi, une fois encore, ce frémissement, cette foi, cette impatience heureuse.

Le train n'a pas ralenti, les collines tournent le dos, il n'y aura pas de chemin vers elles mais qu'importe : reste l'autre chemin, celui qui court sur la page. On écrit, on raconte ce quelque chose d'immense entrevu à travers une vitre, perdu puis retrouvé en partie dès qu'on raconte comment on l'a perdu. Même si l'on raconte mal, à l'aveuglette, loin de la sensation juste et de la pensée suivie, de façon superficielle, embryonnaire, bricolée, boiteuse, ce récit raté d'un échec nous console, et c'est même — mystérieusement, scandaleusement — l'un de nos plus sûrs bonheurs.


Une lumière vive, mais douce éclaire le monde.
Au cœur de l'été.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°108 en septembre 2012)