L'hiver dernier, à la médiathèque d'une lointaine banlieue, une trentaine de spectateurs écoutait un jeune traducteur venu parler de son travail. Le confrère, que je ne connaissais pas, se débrouillait bien, je ne regrettais pas de m'être déplacé. Au moment de conclure, le jeune homme a dit qu'il avait eu le trac en raison de la présence dans le public de... Et il a dit mon nom, suivi d'éloges respectueux.
Tout le monde s'est retourné vers le vieux barbu assis dans le coin au dernier rang, et cela m'a fait comme un éclair de flash en pleine figure. C'était inattendu jusqu'à la violence d'être ainsi reconnu par cet inconnu, dans ce lieu perdu où je suis inconnu moi-même. J'avoue que tout compte fait c'était une violence douce, et même très douce, de se voir catalogué déjà dans le rôle du vieux maître. Qui n'aime pas les compliments ?
Je suis allé remercier l'orateur et lui demander d'où il connaissait ma bouille. Eh bien c'est très simple : il avait assisté trois mois plus tôt, lors des Assises de la traduction d'Arles, à mon spitch en l'honneur de mon éditeur bien-aimé Maurice Nadeau. Un beau succès, il est vrai. Les applaudissements ce soir-là ont suffisamment dépassé le délai de courtoisie pour que je puisse les croire sincères et me laisse un peu aller à l'ivresse, me disant qu'il fallait en profiter, que jamais plus je ne vivrais un moment pareil. De son côté, le jeune confrère bluffé m'a pris pour une star.
Allons bon, voilà que j'exhibe mes lauriers, qu'est-ce qui me prend ? Moi qui déteste et fuis comme la peste les frimeurs, les vantards, tous ceux qui gonflent du jabot et du même coup nous gonflent ! Goineau, par exemple, traducteur à la vanité aussi éclatante que terne est son talent, m'inspire la compassion qu'on réserve aux pauvres types. Pour rien au monde je ne voudrais susciter une telle pitié.
Ce que j'entreprends d'écrire là sur la vanité et la modestie est donc vaguement suicidaire. Dilemme classique : soit je me pousse du col, sombrant du même coup dans l'odieux et le ridicule, soit j'affiche ma modestie, mais comment dire (ou laisser entendre) qu'on est modeste sans cesser automatiquement de l'être ?
Ce qui m'attire dans ce sujet, justement, c'est cette aporie. Ce danger, ce défi.
J'ai entendu dire plus d'une fois que j'étais modeste, et dans un sens, je ne peux démentir : j'évite avec soin, c'est vrai, de chanter mes propres louanges. Mais il n'y a pas de quoi se vanter : ce comportement m'a été inculqué par la société qui m'entoure. Je fais partie d'un groupe majoritaire — si du moins je me limite à mon domaine d'activité, la traduction et l'écriture. Sans doute faut-il distinguer entre les auteurs, dont l'ego s'épanouit plus facilement, et les traducteurs dotés pour la plupart d'une humilité attendrissante ; j'ai cru remarquer aussi que chaque pays, concernant le regard et le discours sur soi, avait ses propres codes. Les Anglais me paraissent presque toujours d'une modestie admirable, inégalable, un rien excessive peut-être ? À l'autre extrémité j'ai connu en Grèce, question autosatisfaction, des spécimens splendides, impensables chez nous je crois — même si d'autres Grecs font preuve d'une discrétion de bon aloi —, comme si le garde-fou mis en place ailleurs par la société restait là-bas plus embryonnaire. Quant à nous autres Français, je nous verrais plutôt côté british, même si je n'ai pas côtoyé assez d'auteurs pour en tirer des conclusions définitives. Une règle non écrite semble imposer chez nous la modestie, le m'as-tu-vuïsme passe pour un truc de plouc, tout juste bon pour les footballeurs, les pipoles et autres créatures à la cervelle pourrie par le fric.
On objectera que la modestie est souvent superficielle, purement verbale — et alors ? Il ne s'agit pas de décerner des brevets de vertu, mais de bien vivre avec les autres. Or le vantard est un casse-pieds. L'étalage de ses qualités nous agresse en rabaissant implicitement les nôtres. Cette exhibition a quelque chose d'obscène, comme s'il déballait aux yeux de la foule son attirail reproducteur. La modestie est avant tout une politesse, une douceur, un repos. Et le modeste un malin, dont le charme discret attire sur lui les éloges que lui-même se refuse.
Pourtant, je crois que la modestie est plus souvent sincère qu'on ne le pense, n'en déplaise à ceux qui se régalent de voir le mal partout ; je crois que l'habitude de réprimer notre vanité en paroles aide à la combattre en pensées ; que certains, pour parvenir au meilleur d'eux-mêmes, ont peut-être besoin de se prendre pour des génies, mais que le commun des mortels dont je fais partie ne progresse qu'au moyen de deux instruments complémentaires, qui servent d'accélérateur et de frein : la confiance en soi et le doute — ce dernier jouant un rôle majeur.
Je sais de mieux en mieux, en ce qui me concerne, que ce dont j'ai le besoin le plus absolu, c'est ma lucidité, la conscience de mes limites et de mes erreurs ; en la perdant, je perds mon identité, mon âme. Les compliments sont pareils à certains rayons solaires, bienfaisants jusqu'à un certain point, malfaisants au-delà, et j'encourage ma tendance à douter d'eux ; quant aux critiques, si certaines risquent de nous briser, beaucoup d'entre elles sont plutôt une douche rafraîchissante.
Il m'arrive de me faire des compliments : c'est bien, petit, tu t'es donné du mal. Mais pour que j'attrape la grosse tête, il faudrait que la Renommée m'assourdisse de ses fanfares ! Or elle m'a traité jusqu'ici avec une sollicitude maternelle, me berçant de ses seuls doux flûtiaux, nourrissant ma vanité avec mesure, m'évitant la Gloire et ses soûlographies dangereuses. Et si par extraordinaire on me couvrait de lauriers, je me garderais (j'espère) d'oublier cet axiome apaisant : je crois m'être surpassé, mais j'aurais pu faire mieux encore — et un autre que moi, encore mieux. Une œuvre achevée, ça n'existe pas.
Plutôt bien, ce que j'écris là, non ?
C'est Michel qui parle. Et Volkovitch répond (à moins que ce soit le contraire) : Pauvre mec, attends de te relire demain...
Tu te crois beau, vraiment ? |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°107 en août 2012)