«Faire l'amour habillé est impossible. Le faire entièrement nu est trop trivial. Tous les baudelairiens d'âme comprendront cette vérité élémentaire qu'il n'est pas de volupté égalant celle de faire l'amour nu bien qu'habillé, déshabillé quoique encore vêtu, à la fois dénudé et paré — ce que justement le porte-jarretelles permet.»
Pourquoi ai-je noté ça, dans je ne sais plus quel livre qui par ailleurs m'a laissé froid ? Cette phrase a un grand mérite : elle m'agace. Encore une de ces affirmations dont je ne sais ce que j'en pense — espèce maudite et bénite, loin des évidences et des consensus tranquilles.
Elle m'agace d'abord, cette phrase-là, car elle nie les charmes de l'amour habillé : l'impossibilité de se dévêtir à cause des gens qui nous entourent, frustration exquise ; la chair cachée découverte à tâtons ; l'immensité glissante, vertigineuse du dos ; côté face, devinée à travers une fine étoffe, l'épaisseur légère de la toison.
Je suis surtout choqué de ce dédain vis-à-vis de la nudité totale, cette merveille, ce mélange magique de naturel et d'étrangeté — la chose la plus simple du monde étant devenue si rare, si codifiée. Il y a toujours une splendeur dans la nudité, quel que soit le corps qui se montre : la splendeur de la vérité, une fois tombé le mensonge des vêtements.
Mais n'accablons pas ces menteurs-là : sans leur présence quasi-perpétuelle, la vérité ne serait pas si bouleversante. Je rejoins donc sur ce point la phrase agaçante : vêtement et nudité forment un duo efficace. Il est bon, par conséquent, que le faire-valoir ne cède pas trop vite la place à la star ; pour apparaître dans sa gloire la nudité doit se faire attendre, sous peine de se trouver dévaluée, désacralisée, comme un sommet qu'on n'atteindrait pas en marchant, mais par téléphérique. Le corps nu doit être la récompense d'une patience, le bout du voyage, bout de la nuit, terre promise.
À demi vêtus, à moitié nus, pourquoi pas, de temps à autre, pour changer, mais rien ne me prouve que Baudelaire ait snobé la nudité. Quant au porte-jarretelles, il m'agace lui aussi. Je comprends évidemment le charme qu'il a pu exercer jadis, mais je regrette, il est mort. Ce petit ruban de peau nue qu'il offrait, au-dessus du bas, n'est plus qu'un paradis perdu. Pour moi, même pas perdu : je ne l'ai pas connu. Le porte-jarretelles fut assassiné par le collant juste avant que j'arrive à l'âge propice. Il existe encore sans doute, mais à titre de survivance, de déguisement insolite, de reconstitution historique, il coûte la peau des fesses, il sent le luxe, les charmes vieillissants qu'on rehausse à coups d'artifices, le calcul, le harnachement guerrier, le piège trop voyant.
Je n'aimerais pas me sentir la proie de ces filets savamment tendus — même si, à tout prendre, je préfère être gibier plutôt que chasseur. Je déteste jouer les conquérants, moi qui ai toujours accueilli ma chance, en amour du moins, avec l'étonnement, la crainte, la gratitude naïve de mes quinze ans. Ce que ma main a toujours rêvé de rencontrer en remontant avec lenteur, au-dessus de la peau soyeuse, c'est quelque chose de simple et doux, un de ces Petit Bateau qui feignent l'innocence, mais dont on ne sait jamais vers où ils vous embarquent. Ce que j'ai toujours eu la chance de trouver, passé le mince rempart du tissu, c'est un jardin et ses frais buissons. La nature bénie, et non l'une de ces mornes plaines passées au désherbant comme on fait aujourd'hui, l'un de ces pubis glabres de fillette ou de poupée en celluloïd.
Je sais, je me répète. Je me suis déjà penché au moins deux fois, ici même, sur ce même point précis. Une seule fois, c'est déjà trop sans doute : j'atteins l'âge où aux yeux du bon peuple le désir amoureux devient choquant, voire dégoûtant — alors que c'est dans le grand âge, l'expérience aidant et aussi la lenteur du corps, que les plaisirs des deux sexes sont les plus longs et les plus intenses. (Pourquoi reste-t-elle cachée, cette vérité radieuse ?)
Quant à mon cher lectorat, que je subodore en grande partie féminin, il doit avoir bien du mal à comprendre cette fixation sur une partie de son anatomie qui à ses yeux, sûrement, ne paie pas de mine. Je passerais pour un pauvre type, sans nul doute, si j'avouais mes visites quotidiennes aux femmes nues d'Internet entre deux paragraphes d'une traduction, et mon attention aux plus infimes détails de certains «gros plans gynécologiques», comme l'écrivait je ne sais plus quelle dame un jour. Pour les femmes, tout se passe dans la tête et trop montrer tue le désir.
Comment pourrais-je leur faire comprendre ce que je ne comprends pas tout à fait moi-même ? Pourquoi, n'étant pas privé dans la vraie vie, suis-je ému devant tous ces corps dévoilés ? Ce n'est pas uniquement une question de beauté, car il n'y a pas seulement des filles de rêve sur Internet ; c'est sans doute moins la nudité elle-même que l'acte de se dénuder. Se mettre à nu, c'est une offrande, qui exige qu'on surmonte la pudeur, et j'ai besoin pour être ému d'imaginer cette lutte intérieure, ce mélange de peur et de désir. J'ai beau savoir dans quelles conditions sordides sont prises en général ces photos et tournées ces vidéos, et ne pas être aveugle à la nullité artistique de la plupart, il y a toujours pour moi, dans ce geste de tout enlever, une gravité, une atmosphère de révélation, quelque chose de presque religieux.
Longtemps j'ai eu honte de regarder ces images-là ; puis m'est restée seulement la honte de l'avouer ; puis cette honte elle-même a disparu. J'allais écrire Honte à moi, je me suis retenu. On progresse encore en vieillissant. Je n'ai même plus honte de me répéter. D'abord, ce que j'ai écrit naguère, qui s'en souvient ? Ensuite, il est des choses qu'on ne redira jamais assez : que l'épilation intégrale, par exemple, est une plaie, un fléau malsain. Et que le sexe de la femme est un sujet plus profond qu'il n'en a l'air. (Celle-là aussi, je l'ai sortie ailleurs, mais où ? Ça m'agace.) Le sexe de la femme se répète à l'infini, à l'identique semble-t-il, mais non, chacune de ses apparitions est une variation subtile, invitant son portraitiste à y revenir sans fin.
Ce qui est valable, naturellement, pour n'importe quel sujet. Il n'y en a pas de mauvais ou de petits. Sans vouloir me comparer à ces génies, qui osera reprocher à Cézanne ou Monet leurs séries de pommes, de meules de foin ou de cathédrales — trois motifs si proches, soit dit en passant, de celui qui m'obsède ici ?
|
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°106 en juillet 2012)