NE ME TOUCHE PAS


Dimanche dernier, au lieu d'aller trotter dans mes forêts ou mes banlieues bien-aimées, j'ai pris l'autre chemin, vers Paris. Sans préméditation, de rue en rue, ma virée a pris l'allure d'un pèlerinage dans des lieux que je n'aime plus guère : ce XVIe arrondissement assidûment fréquenté pendant mes tristes années 60. Boulevard Murat, le lycée Claude-Bénard ; boulevard Exelmans, l'église russe ; rue Emile-Menier, le bureau de ma mère ; et enfin, et surtout, la rue Leconte-de-Lisle, au 4, où vivait alors Catherine Gombart.

Catherine morte il y a quelques jours.

La mort des autres nous prend toujours en traître, plus ou moins, mais cette fois c'est le bouquet. Je croyais Catherine immortelle, ou du moins vouée à reprendre le rôle tenu par sa grand-mère, puis sa mère, matriarches nonagénaires toutes les deux. Elle et moi n'étions plus intimes depuis très longtemps, mais son départ me laisse désemparé.

J'ai été amoureux de Catherine il y a bientôt un demi-siècle. Moi seize ans, elle dix-huit. Ce n'était sans doute pas une beauté, l'ami d'un de ses grands frères l'avait surnommée «la plus belle des laides», mais pour moi elle n'était ni belle, ni laide : elle était. Le centre de ma vie. Le nord de ma boussole. Vu la différence d'âge et ma timidité alors maladive, il ne s'est rien passé, elle n'a officiellement rien su, même si ma flamme crevait les yeux ; Catherine fut avant tout, pendant quelques années, une grande sœur qui me racontait ses amours à vrai dire plutôt sages, discutait avec moi sans fin de tout ce que nous découvrions alors, livres, films, visages nouveaux, cours de philo... J'avais d'abord aimé Anne, sa jeune sœur, et je devrais dire en fait que j'ai été amoureux de toute la famille, de la sœur et des frères et de la mère, des cousins et cousines, des oncles et des tantes. J'étais tout le temps fourré chez eux, à Paris ou en Normandie, à Houvrebec où se trouvait la maison de famille, point de ralliement des vacances et centre provisoire du monde. Et lorsqu'il fut temps de grandir, de décoller d'une adolescence calamiteuse, il fallut aussi quitter le cocon, m'éloigner de la famille Gombart.

Par la suite, nous nous sommes peu revus, Catherine et moi : en plus de quarante ans, deux ou trois déjeuners en tête-à-tête, quelques enterrements, un réveillon chez elle, je ne sais même plus quand. Ces dernières années je pensais souvent à elle. Je me voyais prenant mon vélo pour aller lui dire bonjour dans sa maison de campagne, à Houvrebec, cent kilomètres, mes jambes le peuvent encore mais il ne fallait pas trop tarder. Il y a quelques mois je l'ai appelée enfin. C'est toujours moi qui appelle. Ayant pris sa retraite, elle vivait désormais à Houvrebec. J'ai proposé de venir la voir mais elle a dit non, pas tout de suite : sortant d'une grosse opération, elle se sentait faible encore. Je n'ai pas pensé un instant qu'elle pourrait ne pas s'en remettre.

Je me souviens... je me souviens... Depuis qu'elle n'est plus là, les souvenirs se bousculent. Oh, rien de spectaculaire. Elle à Houvrebec, en jeans et bottes de caoutchouc, pas vraiment coquette, conduisant la 2 CV maternelle. Elle en train de râler — elle a un cœur d'or, mais râle tout le temps. La fumée qu'elle souffle quand elle fume — elle fume beaucoup. Le brin de tabac sur sa langue. Une journée froide et pluvieuse, dans le salon sombre, devant la cheminée où flambent quelques bûches, et nous deux seuls ce jour-là, jouant à la crapette (un jeu de cartes) du matin jusqu'au soir. La chambre des filles, elle et sa sœur dans leurs lits et moi sur le sien, à ses pieds, pour une dernière bavette avant que leur mère nous crie qu'il faut dormir. Le Journal à quatre mains, des sœurs Groult, un livre qu'elle adore et me donne à lire. Le film Frankenstein de 1930, dans un cinéma du Quartier Latin, la petite fille en robe blanche au bord de l'eau, le monstre qui apparaît, Catherine s'exclamant «C'est pas vrai !!!» et toute la salle pliée de rire. L'un de ses frères braillant une chanson paillarde dans une autre pièce et elle qui proteste, indignée. Les chansons qu'elle fredonne sans arrêt, la rengaine de 1964, «Arrête arrête, ne me touche pas...»

Je ne l'ai jamais touchée.

Quand nous nous sommes retrouvés la première fois, elle avait déjà divorcé, je n'étais plus un mari fidèle, elle m'a dit qu'elle me trouvait superbe et au moment des adieux, comme nous nous faisions la bise, j'ai senti qu'elle cherchait mes lèvres. Ou cru sentir. Je ne saurai jamais. Je me suis dérobé, pris de court, bêtement. Cela me paraissait tellement impensable autrefois ! Et puis la page était tournée.

Aux rencontres suivantes, pas un mot entre nous là-dessus.

J'ai beau avoir une longue pratique du vingt ans après et même du cinquante ans, l'enterrement de Catherine a été un choc. Houvrebec et sa jolie petite église n'ont pas tellement changé, mais les gens... Les jeunes filles en fleurs devenues grand-mères... Ces inconnus de trente-cinq ou quarante ans, leurs enfants... Le fils des gardiens, presque un bébé à l'époque, grand-père lui aussi... Et moi là-dedans, adolescent à jamais et en même temps vieillard chenu, pour ne pas dire macchabée, revenant.

La messe a été longue. Belles musiques. L'harmonium épuisé, qui au temps de ma jeunesse expirait sous les doigts de Mme Gombart, a fait place à un clavier moderne. Anne, la sœur survivante, a dit quelques mots justes et forts d'une voix qui n'a pas tremblé. C'est donc Anne l'héritière, elle qui vivra cent ans peut-être, entourée de sa descendance, ainsi soit-il. Le petit cimetière est à côté de l'église, on a descendu le cercueil dans la fosse et chacun a lancé une fleur dessus. Je suis passé le tout dernier, il n'y avait plus de fleurs, le croque-mort m'a tendu ce qui restait, une longue tige d'herbe. Et là, ma vieille Catherine, avant que je jette sur toi mon herbe dérisoire, pendant quelques secondes nous avons été ensemble toi et moi, et je me suis dit que tout compte fait, cette histoire que nous avons vécue, inachevée par tous les bouts en apparence, a été pleine et belle et douce malgré tout.


Mes fleurs à moi sont de papier.
Mon herbe dérisoire.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°105 en juin 2012)