QUI SE SOUVIENT DE GYÖRGY LUKACS ?


Il était pourtant connu dans ma jeunesse, ce Hongrois marxiste, philosophe, théoricien de la littérature. Son nom revenait en boucle dans les discussions des spécialistes et même des étudiants. «Lukacs apparaît déjà comme l'une des figures les plus marquantes de la vie intellectuelle du XXe siècle», écrivait-on en 1962. Au fait, moi aussi je l'ai lu, ça me revient ! Je retrouve à l'instant dans mes bouquins sa Théorie du roman dont les marges, zébrées de coups de crayon, attestent que je suis même allé jusqu'au bout, à l'époque.

De quoi cela parlait déjà ?

Disparu, le camarade Lukács, dans je ne sais quelles poubelles de l'histoire. Je croise de plus en plus rarement son nom dans mes lectures. Oui, mais voilà que cette rareté fait qu'à chaque fois ce nom me frappe un peu plus. L'autre jour surtout — tombant dessus dans je ne sais plus quel article — j'ai senti de vieux souvenirs enfouis qui remontaient vers la surface, qui réclamaient que je les écoute, que je les écrive peut-être.

Je me revois donc dans un amphi sous une coupole, à l'institut d'anglais, rue de l'École de Médecine, au séminaire de Louis Saint-Clair en 1969.

Après les classes prépa je souhaitais me nettoyer les neurones avec une maîtrise sur le cinéma ; je rêvais d'un grand bain moussant à base de comédie musicale américaine, mais l'Université française n'ayant pas cet article en stock, elle m'envoya au galop chez Saint-Clair, de Paris VII, dont le thème cette année-là était le western. Il appliquait aux films une analyse freudo-marxiste en s'aidant, pour lire dans l'inconscient des œuvres, des ouvrages de Marie Bonaparte côté psy, et Lucien Goldmann pour la sociologie. Tout cela doit paraître aujourd'hui bien désuet, psychanalyse et marxisme ne sont plus tendance, mais moi j'y croyais à l'époque (au moins à Freud), avec ferveur, et cette foi-là je l'ai toujours.

Mes proches s'étonnent de ma bonne mémoire, moi je me désole de ses faiblesses. Comment ai-je pu garder des cours de Saint-Clair une image aussi floue, bornée à des détails idiots ? Pas de Far West au séminaire, nous sommes restés en Nouvelle-Angleterre à psychanalyser un roman de Nathaniel Hawthorne, La maison aux sept pignons, une critique du puritanisme je crois. Puritain, Saint-Clair l'était aussi à sa manière, avec son marxisme castroïsant un peu benêt, mais l'époque l'y poussait, ce dogmatisme-là me changeait de ceux que j'avais subis plus tôt, et Saint-Clair faisait plutôt bien son boulot de prof. Je l'écoutais avec plaisir. Ce qui m'étonne aujourd'hui, c'est que là-bas je ne me suis lié à personne. J'observais les autres étudiants, vaguement apeuré, voire complexé, moi qui après mes deux khâgnes étais sûrement le mieux entraîné de la bande. Au fond, c'est cela sans doute qui m'isolait des autres : moins une supériorité qu'un sentiment de différence, tel un poussin trop longtemps couvé, soudain lâché au grand air parmi des volatiles d'une autre espèce.

Nous étions peut-être une vingtaine, les filles sûrement majoritaires. Une ou deux d'entre elles auraient dû me taper dans l'œil, eh bien non. Pourtant je n'étais pas si riche alors côté nénettes. Je me souviens surtout d'un type d'une vingtaine d'années, danseur, professionnel ou proche de l'être, bien bâti, débordant d'aisance et d'assurance, flanqué d'une fille superbe et tout éblouie d'être à lui. Je me souviens qu'à l'époque j'avais deux regrets : ne pouvoir être ni psychanalyste (il fallait faire des études de médecine, qui exigent, ô absurdité, un bon niveau en maths), ni danseur. Aujourd'hui encore je suis jaloux de ce type.

Je me souviens aussi, en cherchant bien, d'un gros garçon à face de lune qui m'annonça au début de l'année d'un air effarouché que Marie Bonaparte écrivait sur Edgar Poe des choses ahurissantes ! horribles ! Freud et ses acolytes, pour lui, c'était une bande de fumistes. Il me semble qu'il m'a vouvoyé, ce con. Je ne lui ai plus jamais reparlé.

Et Lukács ?

Lukács, j'entends d'abord la voix qui dit son nom. Le possesseur de la voix reste flou : un garçon de mon âge, à qui ma mémoire donne des cheveux noirs, des habits sombres et des lunettes. Il intervient souvent au séminaire. À tous les coups il invoque Lukács. Il sait parler, il a dû s'exercer l'année d'avant dans les AG et les manifs. Je l'entends prononcer Lukács, la voix coupante, métallique, péremptoire de qui détient la vérité. Il articule bien les deux syllabes de Lukács, ralentissant un peu, comme pour les mettre en majuscules, avec un accent étranger, hongrois peut-être, qui fait de lui pour moi l'emblème de l'internationalisme prolétarien. J'allais dire que je l'entends encore comme si j'y étais, c'est faux : je ne sais plus s'il prononçait -aks ou -akch à la fin. Mettons -akch, c'est plus rude, plus étrange, on peut se dire que c'est la prononciation d'origine et qu'il est mieux au courant que nous. Il vient de là-bas nous donner des leçons, ouvrir nos cervelles confinées à des faits et des idées inconnus.

Face à ce genre de militants, à l'époque, je me sentais craintif, admiratif, envieux. Ces gars-là se disaient prêts à tout casser sans état d'âme et reconstruire le monde en un clin d'œil ! Fastoche, quand on est assez costaud du cerveau pour s'envoyer des bouquins imbitables, qui étaient pour eux des jardins fleuris et pour moi un désert sans oasis, et que j'ai lus parfois, je crois bien, uniquement par défi, pour me prouver que je pouvais le faire comme eux.

Tous ces sentiments moches se cristallisent aujourd'hui dans cette voix, dans ce nom qui était alors concentré de sagesse, sésame, talisman, et qui maintenant résume et ressuscite un temps perdu. Lukács, petite madeleine du pauvre, qui me rend un bout de passé dont je ne sais que faire.

Qu'est-ce qu'il a bien pu devenir, ce type ? Prof de philo quelque part, en bout de carrière ? Militant de Mélenchon ? Lit-il, admire-t-il encore Lukács ? A-t-il glissé doucement vers l'indifférence ? Comment savoir, où le retrouver, même à l'époque j'ignorais son nom. Pourquoi triturer ainsi ma mémoire ? Pourquoi cette manie de chercher la trace de ceux que j'ai côtoyés jadis à l'école ou en fac, dans un autre temps ? Pourquoi est-ce donc si important soudain de connaître le sort de cet inconnu ? Qu'a-t-il donc à me dire de précieux en m'appelant de si loin, ses grands discours réduits à deux syllabes insignifiantes, Lukács, Lukács ?


Tu parles, Charles...
Affiche de 68.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°104 en mai 2012)