BROUILLARD À CLAMART


Ce sont les petites maisons pleines d'heures perdues

Entre les vergers devenus sauvages, les lilas,

Et le ciel encombré de nuages qui descend bas,

Pâle d'avoir usé son bleu contre ces étendues.

Et j'avance à mon tour...


Jacques Réda revient sur son territoire familier, la banlieue parisienne, à l'allure lente, rêveuse, un peu boiteuse du vers de quatorze syllabes qu'il aime tant. Le recueil s'appelle Retour au calme. Le poème, «Lumière à Châtillon». En fait nous sommes à la limite de Clamart, dans une de ces zones frontières indécises où le charme de la banlieue se fait le plus subtil.

Le poème fut écrit vers 1970. Vingt ans plus tard, j'ai visité ce même coin perdu avec Z. Dans les années 50, à l'âge de huit ans, elle avait passé là-bas, sur les hauteurs de Clamart, une année chez sa tante, dans une grande maison ancienne avec un jardin. Une année de rêve. Devenue adulte elle disait «à Clamart» en allongeant un peu la finale, comme pour y rester plus longtemps, «Clamaart», je l'entends encore, et je revois sur son visage la lumière du paradis perdu.

La vue sur la banlieue ouest et Paris, depuis les petites rues là-haut, est immense. Nous avons longuement tourné en voiture, Z. et moi. Elle reconnaissait à peine les lieux. La maison d'enfance n'était plus nulle part, démolie sûrement, remplacée par l'un de ces petits cubes de béton. Les vergers de Réda ? La carte me les montrait : une tache verte, la dernière de cette zone. Il en restait un bout, quelques vieux pommiers têtus qu'on rejoignait en descendant un escalier, tandis que s'affairaient déjà, en contrebas, pelleteuses et bulldozers.

Je suis revenu l'hiver dernier, encore vingt ans après, seul et à pied. Pas facile. Non que la distance m'effraie, je peux encore trottiner ces dix kilomètres depuis chez moi et revenir, mais le problème c'est Clamart. Clamart la trompeuse — ou le trompeur ? Je ne sais même pas quel sexe lui donner. Chèvres, ma ville, est claire comme le jour, avec ses deux versants qui se font face par dessus le fond de la vallée ; Clamart monte vers sa forêt lentement, vaguement, mollement, par ondulations sournoises, sans grand axe pour se repérer ni centre ville au centre. Il y a douze ans, je m'y suis perdu dans les grandes largeurs, ce qui m'arrive rarement, tournant deux fois en rond avant de m'extraire de cette masse informe, à la fois vainqueur et vaincu.

Les banlieues, d'habitude, m'accueillent avec une bienveillance distraite, me considérant, j'imagine, comme trop insignifiant, de même qu'une femme se montre nue sans crainte à un petit gamin ; s'il arrive que certaines zones inhospitalières me refusent, elles le font sans détours, à coups de laideur ou de voies sans issue. Mais Clamart ne veut pas de moi et ne veut pas me le dire.

Pourquoi résister ainsi ? Quels trésors devrait-elle cacher, cette ville sans mystère apparent ? Pas de riches demeures à grands jardins comme à Chèvres ou à Meudon sa voisine, pas d'émouvantes petites horreurs comme dans des coins plus populaires, mais des rues et des maisons gentillettes. Vu un jour là-bas une mignonne rue ancienne qui semblait échappée au temps, un autre jour une amusante série d'allées pavillonnaires et parallèles que les goudronneurs ont momentanément oubliées, mais quand je veux les retrouver, plus rien. Clamart insaisissable. Puzzle dont les pièces refusent de s'emboîter.

Peut-être Clamart n'a rien à dire à personne. Ou peut-être c'est moi qui ne sais plus voir. L'état de grâce d'il y a vingt ans est passé s'il exista jamais, quand la banlieue était une amante ou une mère nourricière dont je croyais serrer l'immense corps. Aujourd'hui j'entends murmurer Clamart : Allons Michel, fini tout ça, tourne la page. — Tourne ou tournez ? M'adresse-t-on un tu comme à l'enfant que je serai jusqu'au bout, tant je suis petit face au monde qui m'entoure ? Ou dit-on vous au vieillard qu'est devenu mon corps ?

Le vieil enfant s'obstine. Je m'y reprends à trois fois, une dans la neige, une dans le brouillard, avant de retrouver l'endroit perdu. L'ultime tache verte, on l'a effacée, je m'en doutais. Des barres d'immeubles occupent le terrain. Deux tours surveillent l'ancienne zone sauvage pacifiée. Reste seulement, au-dessus, dans un moignon de rue sabré par la tranchée d'une voie express, le début du petit escalier qui descendait vers la verdure et deux ou trois maisonnettes rescapées. L'une d'elles, la villa Belle Vue, abandonnée, cadavre debout. Dans la cour de la bicoque voisine, une poule en me voyant écarquille un œil imbécile — comme si ce ne devait pas être moi l'étonné. Son arrière-grand-mère a sans doute vu rôder Réda, autre étrange bipède. Moins étrange que l'oiseau stupide et son allure d'animal préhistorique. Personne dans les parages. Nous sommes les deux survivants d'une époque engloutie, nous nous dévisageons, intrigués, sans fraterniser. Chacun pour soi. Passe ton chemin, étranger, y a plus rien à voir.

Rencontré Réda l'autre jour, dans Paris. Il ne vadrouille plus en banlieue. C'est trop triste, dit-il. Et je devrais lui emboîter le pas, me contenter de mes souvenirs, des poèmes du maître, des noms qui font rêver sur les plans de banlieue, ultimes échos de lieux défunts : rien que dans ces mêmes hauts de Clamart, le Mail des Hauts Jardins, l'allée des Noisetiers, l'impasse Sans souci, l'impasse de la Tranquillité... Je pourrais me replier, pour mes balades, sur les belles forêts qui nous entourent, que les hommes du progrès n'ont pas le droit de détruire pour l'instant. Mais non, j'aime encore courir les régions soumises, à la recherche des derniers îlots, maisons, jardins, bouts de rues, qui font de la résistance entre autoroutes et immeubles géants. C'est un plaisir étrange, mélangé, comme celui de chercher sur un champ de bataille, parmi les macchabées, un blessé qui respire encore. Moins je ferai de ces belles rencontres, plus elles seront précieuses, plus elles m'enivreront, comme un alcool sans cesse plus concentré. Grâces vous soient rendues, bâtisseurs, bourreaux de la nature moribonde, qui peu à peu distillez pour moi ce bonheur qu'on savoure à petites gorgées ! Les derniers moments d'une vie sont les plus beaux peut-être.


Peinture murale, hôtel de ville de Clamart.
Clamart, jadis.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°103 en avril 2012)