JE CROIS QUE J'AIME ÇA


26 janvier 2011. Je suis au sommet d'une colline sous un ciel immense. L'envie de voler me revient. En suis-je encore capable ? Oui, je m'élève sans effort, évolue librement, très haut, sans vertige, dans un vaste paysage de montagnes inconnues d'une beauté fabuleuse. Tout baigne dans une lumière douce. Je devine au-dessus de moi le soleil voilé d'une légère brume. Et si je montais encore plus haut, vers lui ? Jusqu'où pourrais-je monter ? Mais non, il ne faut pas, je dois redescendre parmi les hommes, à ma place, et vivre. En retrouvant la terre, je cherche en vain ma veste que j'avais posée là.

Un rêve pareil, c'est un cadeau des dieux. La nuit éclaire les jours. Je me souviens qu'à certaines époques de ma vie, la vie réelle faisant grise mine, c'est de la nuit que j'attendais la lumière. J'avais seize ans et pas de copine quand j'ai serré dans mes bras une fille inconnue en robe verte, quelques secondes, rien de plus, mais c'était une douceur, un bonheur si profonds que j'ai écrit le lendemain à Nadine Gombec : Vivement la nuit prochaine ! Et Nadine m'a engueulé, bien sûr, m'exhortant à vivre, à quitter une bonne fois les fantômes pour des êtres qui soient de chair. (Pourquoi ne m'a-t-elle jamais offert la sienne ?)

Près de cinquante ans plus tard, bien que mes jours soient aussi bien remplis et heureux que possible, je m'obstine à explorer mes nuits. Je continue de noter mes rêves scrupuleusement, comme si les écrire pouvait les inciter à venir. Je bois un grand verre avant de me coucher pour me lever plusieurs fois la nuit et à chaque fois tenter d'attraper l'un d'eux, prenant ainsi ma vessie pour lanterne.

En même temps je me moque. À quoi bon entasser ce fatras, pauvre nouille ? me dis-je. Toi-même ne reliras jamais tes notes, alors qui les lira ? Et je dois reconnaître que j'ai raison. D'autant que, circonstance aggravante, je ne suis même pas foutu d'interpréter mes rêves. Pire encore : je n'en éprouve pas le besoin. Moi qui passe aux yeux de certaines personnes, vu ce que j'écris, pour l'apothéose du narcissisme, mieux me connaître je m'en fous.

Je peux même fort bien vivre sans rêves. Entre le 10 décembre 2011 et le 21 janvier 2012, deux seulement sont archivés. Quarante jours ordinaires, faits de travail tranquille — d'où l'amnésie sans doute : le bonheur endort la vigilance. La vie diurne, prétentieuse par nature, se prend alors pour le centre du monde. Ces jours-là j'ai sûrement rêvé, mais distraitement, sans mettre en action la procédure complexe qui permet d'amener la prise nocturne au grand jour. Je me suis à peine aperçu de cette absence, et n'en ai pas souffert. Juste un vague malaise. Je ne sais si mes rêves se taisent ou si c'est moi qui ne les entends plus, mais dans les deux cas je perds contact avec une partie de moi-même. Inconscient de mon inconscient, je deviens creux, superficiel, coupé de mes racines. Vaguement infirme.

Il y a donc Moi, ce personnage à peu près conscient qui m'intéresse modérément, qui ne m'inspire ni amour ni haine, et derrière lui, Ça, comme disent merveilleusement les psychanalystes : un être indéfini, sans âge, sans visage, furtif, qui m'envoie ses messages la nuit, images floues, bouts d'histoires sans queue ni tête, bribes de discours délirants, le plus souvent anodins mais parfois colorés d'euphories ou de douleurs sans rapport avec leur contenu. Ni vu, ni connu, je t'embrouille.

Il se répète, le bougre. Il a ses idées fixes, même si la forme change toujours. Il me fait régulièrement retourner au lycée, ou en classe prépa, ou repasser mes examens et concours ; m'envoie crapahuter dans des lieux vertigineux et à chaque fois je me fais avoir, je me dis Cette fois je vais tomber, je vais mourir ; je joue dans une pièce de théâtre mais la pièce devient la vraie vie ; un enfant rétrécit aux dimensions d'une bête à bon dieu ; je perds mon sexe et le recolle tant bien que mal ; je monte dans un train qui bientôt roule sans rails et finit par s'arrêter, devenu minuscule ; je marche dans une ville bien connue et découvre sans cesse de nouvelles rues, ou bien c'est ma maison qui s'agrandit de nouvelles chambres ; je suis dehors et je ne sais comment me retrouve à l'intérieur, dans un dédale de pièces ; j'essaie de courir mais n'avance pas, ou au contraire, léger, rapide, je double les autres coureurs ; je cours à nouveau les cent kilomètres et sans fatigue mais le circuit est complexe, il passe par des bâtiments, par les couloirs et les escaliers de mon ancien lycée et je me réveille, égaré.

Ça insiste, ça m'appelle, aucun doute. Comme un animal qui gémit derrière une porte. Un monstre enchaîné dans une cave. Un prisonnier qui frappe ses messages en morse au mur ou sur les tuyaux. Un demi-fou à la cervelle embrouillée — ou peut-être, au contraire, un savant profond, contraint d'habiller d'images une pensée trop subtile ? L'idiot, le demeuré, est-ce lui ou moi, si dépassé par ses discours ? Il me fascine. Je suis infiniment curieux de lui. Je crois même que je l'aime ! Venant de lui j'accepte tout, je pardonne tout. Même ses pires horreurs, comme ce rêve il y a des dizaines d'années, où je tuais ma mère, meurtre d'autant plus affreux qu'il ajoute au crime un pied de nez à Freud.

Je n'aime pas tout en lui, loin de là, mais j'aime sa façon de parler indirecte, et le besoin que j'ai de mêler sérieux et dérision, je le tiens sûrement de lui.

Quelqu'un au fond de moi qui est moi sans l'être... Ce passager clandestin, certains l'acceptent mal en eux. Je n'ai pas d'inconscient ! me déclara un jour l'un des mes auteurs grecs. Comme il eût été pauvre, dans ce cas... Comme il l'était, rien que de le croire... Les gens normaux, eux, n'ayant pas la grandiose audace de nier son existence, traitent parfois le bonhomme à la légère, refusant toute parenté avec ce clown et tout sens à ses élucubrations. Il est vrai que moi aussi, parfois, j'ai un peu peur de lui. Je pense alors au proverbe grec : Yànnis a peur de la bête et la bête a peur de Yànnis. En avoir conscience nous calme tous deux.

Il y a aussi, et surtout, ceux qui apprivoisent la bête en traitant ses messages comme des énigmes à déchiffrer, des symptômes de maux mystérieux. Je les comprends, les applaudis, ce que la psychanalyse a découvert est pour moi une évidence, j'y suis attaché de façon viscérale et si l'on me prouvait par A+B que c'est du pipeau, je cesserais de croire à A+B.

Cependant, si je crois en la psychanalyse, je n'ai pas eu jusqu'à présent besoin d'elle. Ce que j'attends des rêves, nuit après nuit, patient comme un pêcheur à la ligne, ce n'est donc pas un savoir sur moi-même, mais autre chose de plus vaste et incertain. Les grands rêves qui vous illuminent, comme celui de l'envol vers le soleil, sont très rares, mais j'en imagine un encore plus irradiant, une rêvélation qui changerait ma vie — comme d'autres attendent le Messie, se doutant qu'il ne viendra pas, mais quel bonheur déjà d'en rêver ! Dans les périodes où ma foi dans le rêve — un peu affaiblie par moments, je l'avoue — se raffermit, l'espoir sans cesse déçu se rallume doucement tous les soirs, comme une veilleuse dans la pénombre.

En attendant, mes rêves au quotidien sont pour moi une sorte de cinéma, alternant navets et joyaux, bien qu'ils soient en même temps le contraire d'une œuvre d'art avec leurs matériaux bruts. On dirait des pépites scintillant dans un tas de boue. Le brouhaha des instruments de l'orchestre avant le début du concert, masse informe d'où jaillissent des traits virtuoses imprévus. Le monologue improvisé par un ivrogne qui me sort soudain, au milieu de son charabia hoquetant, des trouvailles d'une poésie, d'une drôlerie, d'une invention, en un mot d'une beauté — la beauté étant bien plus qu'une affaire d'esthétique — dont je me sens incapable.

Mais si les rêves me captivent à ce point, c'est aussi qu'ils sont perpétuellement fuyants, insaisissables autrement que par petits bouts, impossibles à mettre en mots. Tout ce qu'on peut en dire est inadapté, trop lourd, trop lent, à la fois trop flou et trop clair. Quel que soit le talent du transcripteur, ce qu'il capture et transmet n'est jamais qu'une photo en noir et blanc prise de loin à la sauvette. La traduction d'une langue originale qu'on n'entendra jamais. Une contrefaçon — sauf peut-être par éclairs, dans certaines scènes miraculeuses chez Fellini, Welles ou Bergman.

Je ne rêve pas d'imiter ces grands-là, mais si je persiste à collectionner les images de mes nuits, c'est sans doute que le rêve d'écriture qu'ils alimentent survit encore. Un rêveur imbécile en moi ne désespère pas de construire un jour — en assemblant ces fragments comme les cailloux d'une mosaïque, comme si c'étaient les pièces éparpillées d'un puzzle, un immense message livré en vrac — de construire un texte, un livre entier, pourquoi pas ? Une espèce de manteau d'arlequin, de palais du facteur Cheval. Comme un film entièrement écrit par un autre, dont je ne serais que l'humble monteur. Ce serait mon testament, mon chant du cygne, et nul ne saurait qu'il n'est pas de moi.

Oui, mais plutôt qu'essayer de l'écrire, mieux vaut rester à le rêver, je le crains : je m'y épuiserais. Les quelques pages que voici, pourtant simples, se sont très laborieusement mises en place. J'ai cherché selon ma coutume à produire un texte bien composé, bien propre, alors qu'avec un tel sujet c'est sans doute une erreur et un mensonge : il aurait fallu du désordre, de l'inattendu, de l'incongru, en hommage au style inimitable de mon généreux souffleur. Ô grand Ça, mon ami, mon maître, j'ai fait ce que j'ai pu ! Ne m'en demande pas trop. Et sois remercié pour tout.


ô vol, suspends le temps...
En suis-je encore capable ?


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°102 en mars 2012)