Une famille de gentilles souris coule des jours heureux dans une grande maison où elles s'offrent des festins de fromage, échappant aux regards des humains et aux griffes d'un gros chat bêta. Elles sont mignonnes, futées, adorées des enfants et de leurs mamans aussi, qui leur lisent l'histoire le soir dans un livre.
Mais voici qu'une vraie souris apparaît ! Les mamans poussent des cris de frayeur et de dégoût. Elles se métamorphosent en chefs de guerre, voulant chasser vite fait par tous les moyens ces sales bêtes. D'où une première énigme : qu'ont-elles donc pour déclencher de telles terreurs, ces pauvres bestioles ? On a dû écrire de savantes études là-dessus, les psychanalystes eux-mêmes ont sûrement un tas d'idées, il faudra que j'aille voir. Ce qui, à l'œil nu, peut paraître effrayant chez elles, c'est leur vitesse prodigieuse et leur aptitude à disparaître on ne sait comment, qui font d'elles des créatures insaisissables, quasi surnaturelles, dotées de pouvoirs qui nous dépassent.
Mais pourquoi cette phobie atteint-elle en priorité les femmes ? Je l'ai vu de mes yeux, ce n'est pas une légende. J'ai vu Jeanne blanche de peur jadis et aujourd'hui Carole rouge de colère. Car nous sommes attaqués à notre tour : les salopes, dans la cave, ont soulevé un lourd couvercle en plastique et grignoté, sacrilège ! le pain Wasa de madame ; dans la cuisine, ces minuscules boulettes noires presque invisibles, ce sont leurs crottes, la maîtresse de maison est formelle - où a-t-elle appris ça ?
Il faut absolument agir, déclare-t-elle.
Du poison au pied des murs ? Pas question. Nous accueillerons bientôt Héloïse et ses quatre chats, on ne peut pas risquer de les empoisonner, déjà qu'ils sont malades quant on les prive de leur menu habituel : haricots verts et poulet bio. Et ne comptons pas sur eux pour chasser : ils ont peur de tout, la vue d'une souris leur ferait tourner de l'œil. Les autres chats, pareil, tous châtrés de père en fils désormais, pour en trouver un comme ceux du bon vieux temps on peut toujours courir.
Restent les pièges. Ces bons vieux systèmes à l'ancienne, émouvants survivants : une planchette en bois, un ressort, une tige en fil de fer qui s'abat sur la bête quand elle vient boulotter l'appât, crac, l'échine brisée d'un coup. Carole achète une demi-douzaine de ces guillotines et m'indique les parties à enduire de beurre de cacahuètes (la friandise préférée, disent les experts). Carole est le cerveau, et moi la main qui exécute. J'ai compris que toute protestation serait vaine et déplacée. Je me borne à exprimer un vague point de vue anti-peine de mort assez foireux, histoire de soulager médiocrement ma conscience, puis je dépose les pièges aux endroits qu'on me désigne, trois dans la cave, deux dans la cuisine. Et nous attendons.
Le matin du troisième jour, entrant dans la cuisine tout endormi encore, je suis réveillé d'un coup. Elle est là, ma première victime. Sur la tablette devant la fenêtre, la tête coincée dans le piège, affreusement immobile, ses petits yeux noirs exorbités braqués sur moi, immenses en fait, à la fois vides et pleins, comme si elle était vivante et me fixait de toutes ses forces, comme un défi ou un reproche, comme l'œil regardant Caïn. Ma terreur ne dure qu'une seconde, mais le sentiment qui lui succède un instant, parfaitement obscur et absurde, c'est que le vainqueur, dans un sens, c'est elle.
Je m'approche. Aucune trace de sang. Elle est belle. La fourrure grise doit être douce mais je n'ai pas le droit d'y toucher, il paraît que ces bêtes-là trimballent dieu sait quelles maladies mystérieuses. Je l'emmène dehors sous l'appentis, soulève le couvercle de la grande poubelle, ouvre les mâchoires du piège et le petit corps tombe dans les ordures.
Mais non, on ne va pas en faire un drame. Cependant, après l'assassinat infime et les funérailles bâclées, tandis que je me lave les mains comme j'ai promis de le faire à cause des microbes, je me sens pris entre deux légers malaises antagonistes. Je n'aime pas tuer ; j'ai un soupçon de remords de l'avoir fait un peu lâchement, sans nécessité absolue, sacrifiant à ma tranquillité un animal sympa que je continue d'aimer comme au temps des albums de mon enfance, et à qui j'aurais volontiers cédé une petite part de mes opulentes réserves. Mais en même temps je sens sur moi l'œil noir de mes ancêtres, eux pour qui tuer n'était pas une affaire, eux qui vous zigouillaient sans états d'âme un canard dans une cour de ferme ou même un type sur un champ de bataille, et je les entends dire, voyant leur descendant dégénéré qui hésite à supprimer une souris : Il n'a pas de couilles, le petit Français.
Les jours suivants, autres victimes. Des grises et des plutôt brunes, des grosses gourmandes et des petites étourdies. Pas toujours la nuit. Pas tous les jours. Parfois la boule de pâte sucrée a été bouffée sans que le piège se déclenche ; une fois il s'est refermé sur le vide. Une autre fois on ne retrouve que des lambeaux de fourrure, le reste ayant été bouffé par on ne sait quelle autre bête, plus grosse, entrée par une ouverture inconnue - il s'en passe de belles dans notre cave. Ce nouveau mystère sera notre châtiment.
Le côté consolant de l'histoire, c'est qu'on s'habitue. Bientôt on n'a plus peur, on n'a plus pitié. On se surprend à descendre plus d'une fois par jour dans la cave, et à être déçu quand les pièges sont vides. On aurait dû compter les mortes, on en a eu combien ? Et voilà que ça se raréfie. Depuis une bonne semaine, pas une seule. Elles ne sont pas sottes, elles ont compris, elles passent à côté sans toucher. Ou bien elles nous ont quittés, nous et notre bouffe, en représailles. Vraiment, les filles, vous ne reviendrez plus ?
Amère victoire |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°101 en février 2012)