LES TURCS ATTAQUENT À LA GRENADE


Depuis l'hôtel, à l'entrée de la vieille ville, on aperçoit les minarets à quelques rues de là, dans la partie occupée par les Turcs. Quand le vent souffle du nord, les appels du muezzin, amplifiés sans modération, réveillent les infidèles avant l'aube et les harcèlent cinq fois par jour. Dans le centre culturel où le poète Mihàlis Pieris a son bureau, vieux bâtiment délicieux au fond d'une ruelle tranquille, la voix enregistrée vous tombe dessus comme si les Turcs étaient juste à côté.

Ils le sont. La ligne de démarcation qui parcourt toute l'île, coupant au passage en deux la capitale Nicosie, est là, au coin de la rue. Par une fenêtre au premier étage du centre on aperçoit, derrière un mur de briques, la zone morte : maisons en ruines, bouts de rues devenues impasses, plaie ouverte zébrant la ville. On s'est arrangé, semble-t-il, pour que d'un côté à l'autre on ne puisse pas se voir.

On se demande comment nos amis du côté grec vivent cette coupure vieille de bientôt quarante ans. On n'ose pas trop poser la question. Le sujet, visiblement, est douloureux. Une Grecque en visite nous confie qu'elle est allée en face une fois et qu'elle n'y retournera plus — pas le courage. Un Grec de Chypre nous dit qu'il est grand temps de réunir les deux communautés, ou du moins les rapprocher, au prix de concessions réciproques ; d'autres précisent qu'un tel discours, qui émane d'un intellectuel raisonnable, est très loin de celui du chypriote moyen. Le nationalisme frontal, flatté par tous les partis politiques, a encore de belles années devant lui.

Pendant trente ans, la frontière intérieure a été parfaitement étanche. Il y a sept ans, on a ouvert trois brèches dans le mur. L'un des check-points, réservé aux piétons, se trouve au cœur de la vieille ville. Traverser ? Rien de plus simple. Les Grecs vous regardent passer, les policiers Turcs notent votre numéro de passeport et délivrent un papier qu'ils tamponnent au retour.

Cette frontière-là, qui ne sépare même pas deux pays, fait plus encore : de l'autre côté, il y a une autre langue, une autre religion, un autre continent, presque un autre monde. Le visiteur est dès le début attiré par cette présence invisible, et en même temps, tout en se disant qu'il n'y a aucun danger, que ceux d'en face nous attendent avec bienveillance, nous et nos devises, une appréhension étrange le retient.

Le troisième jour, nous passons de l'autre côté. On s'y attendait : c'est pratiquement pareil, en plus pauvre. Dans le même labyrinthe de ruelles aux vieilles maisons fatiguées, déambulent des touristes et des autochtones qui ressemblent aux Grecs, en un peu plus basané. Çà et là, des monuments anciens apparaissent, entretenus avec soin, qui semblent plus jeunes que le reste, tels des dieux sans âge entourés de vieux mortels. Une colonne vénitienne. Un caravansérail ottoman de 1700 autour de sa grande cour pavée. Enfin, Ayìa Sofìa, Sainte-Sophie, cathédrale gothique bâtie par les Lusignan, devenue mosquée dès l'invasion turque à la fin du XVIe siècle, bien gardée entre deux minarets. Tout le monde peut entrer, il suffit de se déchausser à la porte. Mais si on nous fauche nos grolles ? Non, aucun risque : un vol pareil, se dit-on, déclencherait fatwa, lapidation, l'enfer au bout.

Dedans, ni vitraux, ni statues, ni fresques : rien que les murs en pierre d'un jaune clair, une banquette basse le long d'une paroi, une petite chaire pour le célébrant et partout sur le sol, cachant les dalles funéraires des chevaliers francs, un immense tapis. L'Occident et l'Orient si étroitement mêlés, quelle étrangeté, mais tout est bien étrange à Chypre, à commencer par le sentiment qui alors m'envahit.

Pourquoi cette euphorie ? Il y entre en jeu, sans doute, ce plaisir esthétique particulier produit par des lieux détournés de leur premier usage, efficacement reconvertis ; mais l'allégresse, ici, vient de plus loin, de plus profond, elle se propage dans tout mon corps en montant par les pieds. Géniale, cette idée de vous lancer en chaussettes sur un tapis très doux : les chaussures ôtées comme quand on entre à la maison, c'est une armure qui tombe, un poids dont on se délivre, un contact avec la terre qu'on retrouve, une caresse reçue et donnée. Dépouillement du lieu, dépouillement du corps. Il y a là dans ce grand espace vide un mélange harmonieux d'immense et d'intime. Comme ils semblent soudain froids, lourds, tristes, encombrés, nos lieux de culte à nous ! Paix, douceur, plénitude, c'est ici qu'on les trouve. Même quand on ne sait plus prier, on se sent l'âme légère, on comprend ceux qui viennent là se recueillir. On entrevoit que le sentiment religieux parfois peut n'être pas opium qui abrutit, mais ivresse légère, pétillante. Le mécréant occidental, qui n'a pas tant d'occasions d'aimer l'Islam, en oublie quelques mauvaises pensées.

À la sortie, reprenant nos chaussures, nous allons boire un verre à l'ancien caravansérail, le Büyük Han. Le jus de fruit que j'ai commandé contenant du sucre ajouté, ce que m'interdit ma religion végétarienne, Carole explique au serveur que «there is sugar in it» et lui rend la canette non ouverte. Il ne nous fait pas payer. Nous nous éloignons lorsqu'une jeune femme nous rejoint en courant, «Come ! Come !». Nous la suivons jusqu'à la caisse du café où un vieux de mon âge, le patron sûrement, me déclare «Me diabetic too» tandis que le serveur nous tend deux grands verres pleins d'un liquide rougeâtre. Nous buvons, vaguement inquiets, sous le regard du patron, de la jeune femme et du serveur. Un goût inconnu. Pas mauvais. Et même carrément bon. Si nous avons bien compris leur anglais laborieux, c'est là du jus de grenade qu'ils font pour eux, pas pour le vendre. Leur grec étant pire encore et notre turc inexistant, nous ne pouvons rien nous dire de plus, notre gratitude ne peut s'exprimer qu'en sourires, en courbettes supposées orientales, et il ne nous reste plus qu'à repartir.

Ce petit épisode, pas moyen de lui donner un sens. Entraînés dès l'enfance à douter, à nous méfier, nous ne savons pas si un tel geste, chez ces Turcs, est courant ou exceptionnel, s'il fait partie d'un plan collectif visant à restaurer une image internationale catastrophique et faire marcher le commerce, ou s'il est individuel et spontanément généreux, comme au bon vieux temps. Comme en Grèce il y a encore un demi siècle.

Est-ce bien utile d'aller la raconter, notre histoire, du côté grec ?


Les taches rouges : les drapeaux turc et chypriote turc.
Photo M.V.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°99 en décembre 2011)