«L'artiste, avant tout, c'est un regard décalé, une manière de toiser le monde en refusant d'être dans le rang, de battre des pieds en cadence, de s'esclaffer au rythme des rires enregistrés, d'applaudir au signal, d'attendre le coup de feu pour jaillir des starting-blocks. C'est un faiseur de faux départs, un brouilleur de codes-barres, un type ou une typesse qui ne respecte pas la règle du jeu...»
Le sportif, le coureur, c'est donc l'anti-artiste, l'individu bêtement discipliné, décérébré, cousin du fan abruti des shows de la téloche. L'auteur de ces fortes pensées s'appelle Didier Daeninckx, écrivain et homme de gauche, mais la plupart de ses confrères pourraient contresigner : pour la grande masse des intellos français, le sportif est un être inférieur et politiquement suspect.
Ces derniers temps, dans le bois de Vincennes où je courais jadis, des sans-abri se sont précairement installés. Ils restent, écrit dans Le Monde Francis Marmande, invisibles aux riverains, «lesquels, cadres, cadresses et cadrillons, docilement vêtus de leur jogging, font leur footing en siffloting, et passent sans les voir, sans même leur dire bonsoir.»
Encore une phrase très joliment écrite, et non moins assassine. Encore un homme qui a le don d'exprimer légèrement des pensées pas toujours légères. L'adjectif «docilement», qui peut sembler incongru, souligne en fait avec habileté, comme chez Daeninckx, la soumission du joggeur : soumission à la mode du running, comme on dit désormais, et par delà, surtout, à la norme sociale. Le portrait se précise : notre coureur est un immobiliste, un conformiste, un bourge que son égoïsme de classe rend indifférent jusqu'à l'autisme — les néologismes marrants et les rimes intérieures guillerettes rendant plus voyante encore sa bonne humeur scandaleusement futile et insensible.
France-Culture, Le masque et la plume. À propos du livre de Haruki Murakami, Portrait de l'auteur en coureur de fond, l'un des critiques présents évoque le plaisir de courir. Une jeune consœur de l'imprudent lui coupe la chique tout net : Le plaisir de courir ! Ça n'existe pas !
Une fois de plus je me sens rejeté, nié de façon péremptoire, moi qui six jours par semaine trouve mon bonheur en courant les forêts, moi qui tout en étant bourge, eh oui, n'ai pas pour autant le profil d'une brute fascistoïde. Je ne conteste pas l'existence de coureurs du genre épinglé plus haut ; je souffre simplement d'un anathème aussi absolu, de ce refus d'admettre que parmi les sportifs il y a de tout, comme ailleurs. Pour ma part, les connards que j'ai côtoyés en courant sont restés très minoritaires, et j'ai eu davantage de discussions enrichissantes sur les sentiers ou le bitume que, par exemple, dans une salle des profs.
Le mépris de mes pairs me blesse. Voilà pourquoi sans doute, en répliquant, je me montre à peine plus nuancé qu'eux. Il faudrait distinguer, cela va sans dire, entre les divers sports, les degrés d'implication et le caractère du sportif, mais pour tout avouer je me fous des autres sports, je me fous des stars et encore plus de leurs supporters, je parle égoïstement de ce que je connais, de ce que je fus et suis encore : un coureur de grandes distances et de petites performances. Voilà qu'on ose me dépeindre en être soumis, en mouton de Panurge, moi qui ai toujours vécu la course de fond comme une leçon d'indépendance, d'insoumission !
Le coureur de fond ne tourne pas en rond sur un stade sous l'œil d'un entraîneur. Il sort de chez lui comme on s'évade. Il peut fort bien rejoindre un groupe, généralement réduit, mais s'il reste seul et s'il oublie — comme je le lui souhaite — son portable et ses électrodes à zizique, il pourra courir à son rythme, seul avec la nature, libre comme l'air. Rien de tel pour désapprendre à marcher au pas.
La politique ? Dans notre peloton, je subodore une grande variété d'opinions, mais peu d'extrêmes : le militantisme est un sport à lui seul. Si je ne connais pas de statistiques sur la question, si j'ai rarement su comment votaient mes compagnons de foulée, c'est aussi que l'entraînement comme la compétition sont des moments de trêve où l'on parle d'autre chose, quand on parle — et l'insidieuse euphorie de l'effort porte moins à la chicane qu'à l'indulgence et la fraternité.
Cette euphorie, comment la rendre sensible à ceux qui ne l'ont pas vécue ? S'ils pouvaient au moins la découvrir dans les livres... Hélas, entre les écrivains et le sport on ne sent pas de profonde amitié. La course de fond surtout n'a pas, que je sache, inspiré d'aussi beaux textes que Plaisirs des sports de Jean Prévost ou Les athlètes dans leur tête de Paul Fournel. Le sinistre ouvrage de Murakami mentionné plus haut, qui sue l'ennui et la souffrance, a tout pour décourager son lecteur. J'ai la nostalgie de ce qui s'écrivait dans les années 70 et 80, au moment de la renaissance du grand fond, dans le magazine californien Runner's world, ou en Europe dans Spiridon, la chaleureuse petite revue suisse. Comme ils étaient bien torchés, les articles des Tamini, des Jeannotat ! Quel souffle, quelle foi joyeuse ! Personne ne les a lus, bien sûr, en dehors du ghetto des coureurs.
L'aversion de mes frères intellos pour le sport me fait mal aussi pour eux. Je les plains sans les comprendre. Ont-ils donc tant souffert à l'école ou à l'armée, aux mains de profs ou d'adjudants sadiques ? L'argument est un peu court. Qui osera dire que les profs de gym sont tous nuls ? Je n'ai eu, pour ma part, que des bons. Je n'en dirai pas autant des profs de français, mais les deux épouvantables croûtes que j'ai subies en seconde et en première ont laissé mon amour de la lecture intact.
Aux écrivains culs-de-jatte, j'ai envie d'opposer Rousseau et ses grands voyages à pied, Montaigne dont les pensées dormaient quand il restait assis, et ma modeste expérience personnelle des idées qui me viennent plus nombreuses et plus vives quand je trottine. Oui, mais quand je lis ma prose bien sage, puis certains grands auteurs dont les pages galopent allègrement, celles, par exemple, d'un patapouf comme Stendhal, je ne peux qu'être pris d'un doute horrible. Entre écriture et sport, y aurait-il donc une incompatibilité secrète ? L'énergie en nous doit-elle faire le choix de filer soit dans les jambes qui frappent le sol, soit dans les doigts qui tapotent le clavier ? Si les écrivains boivent et fument plus que le commun des mortels, n'est-ce pas cela qui donne à leurs écrits leur pouvoir d'enivrement, leur pétillant, leur fumet ? Si je picolais moi aussi au lieu de me soûler d'air pur sur les chemins, verrais-je ma petite piquette changée en champagne ?
Dur et méchant. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°98 en novembre 2011)