BRÈVES
N°98 Novembre 2011
Quelle idée de n'avoir qu'une vie ! Il en faudrait une entière, et pas mal de sous, pour courir expositions et musées, s'aiguiser l'œil par des visions fréquentes — même si la rareté des visites a son avantage, en ce que la pénurie rend les plaisirs plus vifs. Je ne me souviens pas d'avoir vu en vrai des toiles de Willem De Kooning, hélas, mais pour qu'il me fasse planer il suffit du livre de Sally Yard aux éditions Hazan, généreux en belles reproductions. J'aime cet art aux confins du figuratif et de l'abstrait, et ce qui me subjugue en particulier chez De Kooning, c'est la vitalité forcenée du geste pictural, en même temps que la maîtrise, le contrôle — ce mélange de désordre et d'harmonie, cette splendeur que j'échoue totalement à m'expliquer.
J'éprouve à peu près la même émotion face aux poèmes du jeune Yànnis Stìggas que je traduis en ce moment, zébrés d'images semi-figuratives, ô combien énigmatiques mais portés par un élan, une évidence qui vous empoignent.
Woman and bicycle. |
Encore une louche de poésie contemporaine avec Martin Rueff, né en 1968, que j'aborde par les falaises abruptes d'Icare crie dans un ciel de craie, chez Belin. Titre d'une beauté saisissante, 80 pages de poésie très dense, lent récit articulé en chapitres, Icare tombant longuement du ciel puis se noyant non moins longuement, plus la problématique du rapport entre fils et pères, de l'héritage et tout ça.
La problématique ! Voilà que je parle comme un savant, ça m'a échappé, sans doute parce qu'il s'agit de poésie savante, lardée de citations en anglais, italien et latin, précédée d'un argument explicatif et d'un avant-propos de Philippe Beck à peine moins obscur.
Sirènes j'ai rampé vers vos
Grottes tiriez aux mers la langue
En dansant devant leurs chevaux
Puis battiez de vos ailes d'anges
Et j'écoutais ces chœurs rivaux
Et leurs langues mêlées d'anciennes supportrices
comme hooligans d'Angleterre
I CARE FOR ICARE
ou tiffosi itales au match de polo
avec banderoles sur le bord des bassins
CARO CARO ICARO
et Icare distrait un autre baiser
I kiss my hand
To the stars, lovely asunder
Fait un premier essai, repris mon souffle, un second... Décidément je ne suis pas là dans mon élément. Je lis, ou j'essaie, dans une impression continuelle de chute et de noyade. Pas de quoi se vanter. Je ferais mieux de passer mon échec sous silence, d'autant que je risque de détourner les rares lecteurs potentiels d'une poésie à coup sûr excellente, qui m'a été recommandée par plusieurs spécialistes — à moins que ma critique négative, de par sa béotienne nullité, ne suscite mépris de l'agresseur et compassion pour la victime ?
Avec le vieux Coleridge, me voilà dans des eaux plus hospitalières. J'ai déjà évoqué ici, dans un CARNET DU TRADUCTEUR («Cinq vieux marins»), le gros volume de chez Poésie/Gallimard consacré au grand romantique anglais. Je n'avais lu alors que le poème célèbre et d'ailleurs génial qui lui donne son titre : La Ballade du Vieux Marin. Notre tirage au sort mensuel sort opportunément ce livre des abysses de ma bibliothèque d'attente. Après la belle et juste préface de Jacques Darras, je me replonge dans des poèmes lus jadis et en découvre d'autres.
Peu nombreux : Coleridge fut un poète météorique, tôt passé à la philosophie et à la causerie qu'il pratiquait en virtuose ; il laissa moins de poèmes achevés que de fragments, et moins une œuvre qu'un rêve d'œuvre.
L'un de ces fragments, «Kubla Khan ou une Vision en rêve», moins de 60 vers, est une pure merveille, entre extase et cauchemar.
Nous avons là une édition bilingue, heureusement : la traduction, dont j'espère qu'elle séduit d'autres lecteurs, ne m'a pas franchement convaincu (cf. CARNET DU TRADUCTEUR, «Mission impossible»).
«In Xanadu did Kubla Khan a pleasure dome decree...» |
Et revoici le roman avec le plus romancier des romanciers : Sa Majesté Simenon. La neige était sale, publié en 1948, que je trouve dans le tome 2 de la Pléiade, a quelque chose d'inhabituel : plus long que le roman standard du maître, situé dans un pays imaginaire (même si la France de l'Occupation n'est pas loin), c'est visiblement une œuvre ambitieuse, qui développe un grand sujet : cette histoire d'un jeune désœuvré basculant dans la collaboration et le crime nous entraîne dans une exploration terrible des fonds les plus malpropres de l'âme humaine — même si l'arrestation du jeune coupable et la rédemption finale viennent éclairer le tableau, tout de même, in extremis. Ces dernières pages exceptées, Simenon a rarement été aussi noir, c'est tout dire.
Un grand livre assurément. On pense à L'étranger, à Lacombe Lucien, à Crime et châtiment — sacré mélange. Mais tout en lisant, je me demande parfois si à force de vouloir écrire un chef-d'œuvre, le grand homme ne serait pas en train de forcer un peu sa voix. Puis je me ravise : comment ne pas être saisi par ce portrait d'un monde malade et du mal triomphant ?
N'empêche, en remontant de ce voyage aux enfers, je m'enverrais bien, je l'avoue, un petit Maigret des familles...
À partir de quand une époque, un écrivain, un livre basculent-ils dans le passé ? Simenon fait désormais partie de l'histoire, et voilà que Sarraute aussi. Le planétarium, un demi-siècle déjà !
Relisant ce Planétarium de 1959, son troisième roman, dans la continuité de l'œuvre, je crois noter un léger infléchissement, une amorce de retour à la narration traditionnelle, un souci de ménager le lecteur, de baliser davantage le parcours, en nommant les personnages par exemple. Ce qui ne me paraît pas inopportun, d'autant que l'auteure n'abdique rien quant à l'essentiel. Une fois de plus, il est vrai (j'en suis frappé, je l'avais oublié), on se retrouve dans une ambiance très balzacienne, avec tout comme dans Martereau des histoires de sous, de maison, d'héritage, avec des décors minutieusement décrits (Perec a-t-il lu ce roman avant d'écrire Les choses quatre ans plus tard ?), oui mais l'exploration sarrautienne se poursuit avec son grouillement d'images grossissantes, et aussi, peut-être, un renforcement du contraste entre la violence interne et la futilité externe («une tempête dans un verre d'eau», résume l'auteure), des hauts et des bas plus marqués encore, des renversements plus brusques (l'euphorie qui vire au cauchemar, la victime devenant bourreau), et par conséquent l'impression perpétuelle que le sol se dérobe sous nos pas.
Des nouveautés cependant : l'apparition (timide) du sentiment amoureux — mais pas où on l'attend (on voit la jeune mariée plutôt attirée par son beau-père...) — et l'entrée en scène du monde littéraire, sous la forme d'une écrivaine connue, assez caricaturale, comme l'exige le projet de Sarraute (mettre en doute les apparences, faire qu'elles se lézardent et s'écroulent).
Le plus beau, c'est peut-être la fin, lorsque par la grâce des images l'étude au microscope de l'infiniment petit bascule dans l'infiniment grand, d'un vertige à l'autre, éclairant du même coup le titre. Le jeune héros discute avec l'écrivaine qu'il idolâtre, elle le contredit de façon infime, ce qui suffit pour déclencher une catastrophe :
«Tout autour de lui se rétrécit, rapetisse, devient inconsistant, léger — une maison de poupée, des jouets d'enfants avec lesquels elle s'est amusée à jouer un peu pour se mettre à sa portée, et maintenant elle repousse tout cela, allons, assez de puérilités... le ciel tourne au-dessus de lui, les astres bougent, il voit se déplacer les planètes, un vertige, une angoisse, un sentiment de panique le prend, tout bascule d'un coup, se renverse... elle-même s'éloigne, elle disparaît de l'autre côté... Mais il ne veut pas la lâcher, il peut la suivre, les suivre là-bas, il vient... seulement qu'elle ne le repousse pas, qu'elle ne l'abandonne pas... il est avec eux, de leur côté...»
Comique ou tragique, le Planétarium ? On ne sait pas, de livre en livre on sait de moins en moins, et cela aussi c'est vertigineux.
Sarraute à l'époque du Planétarium. |
Tiens, le Châteaureynaud nouveau, La vie nous regarde passer (Grasset), n'est pas un roman ! Ce maître du fantastique nous plonge ici dans la réalité, la sienne, le récit de ses jeunes années. Les membres du fan-club, dont je suis, ne sont pas surpris : leur Georges-Olivier préféré a déjà pratiqué l'autobiographie dans deux livres injustement restés dans l'ombre, La conquête du Pérou et Fortune, ce dernier évoquant déjà l'enfance, mais de façon allusive.
Ici nous y sommes en plein. Une «enfance éparpillée», une adolescence non moins difficile à divers titres, entre un père défaillant et une mère vaillante mais accablée, dans une pauvreté noire. Les aficionados trouveront à tout bout de page, dans ce récit, la source de certaines fictions ultérieures ; même si ce livre tient debout tout seul, sans avoir besoin de ceux qui ont suivi, il très proche des nouvelles et des romans par les couleurs sombres, le pessimisme, la douleur sobrement contenue et l'art de donner au réel des allures de cauchemar. La chambre de bonne minuscule sous les toits que l'enfant occupe avec sa mère, par exemple, «nacelle de montgolfière en béton», «chambre sur l'abîme», acquiert une présence obsédante, diffusant dans tout le livre un sentiment de vertige.
Le personnage le plus fort, paradoxalement : le père absent, image fuyante mais lancinante car tellement trouble, à la fois victime (il revient des camps nazis) et salaud (traître à sa femme et à son fils).
L'alliée la plus sûre du garçon dans sa lutte contre la déprime : la lecture, passion précoce, qui va lui sauver la vie.
«Lectures de mon âge, au-dessus, au-dessous de mon âge aussi bien, je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux... Ces lectures hétéroclites étaient mon seul ticket d'entrée sous le chapiteau du grand cirque du Savoir».
Lectures superbement disparates. En vrac, Youpi le petit chien et Michel Strogoff, La condition humaine et Les aventures du capitaine Corcoran, Slaughter et Hugo, Leslie Charteris (les aventures du Saint) et Georges Duhamel !
Duhamel... Abandonné jadis la Chronique des Pasquier après le volume VII, tant c'était déjà ringard à la fin des années 60. Et si j'essayais... ?
Doucement, Michel. Sors un peu de tes vieux jardins abandonnés, lâche un instant tes petits auteurs, ne fais pas le sauvage, va rejoindre tes contemporains dans les salles combles où l'on acclame les géants de notre époque ! Offre-nous du flambant neuf, du pétant de vie, de la star planétaire étincelant de toutes ses paillettes !
— Qui par exemple ?
— Haruki Murakami !
Ah oui, bonne idée. Ce mec n'a pas besoin de moi pour gagner sa croûte, mais si je veux compenser tout le mal que j'ai écrit sur son pensum sinistre, Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, je me dois de faire un nouvel essai avec son dernier succès, chez Belfond : Kafka sur le rivage.
«Magique, hypnotique... grâce infinie... imagination stupéfiante... Une œuvre majeure, qui s'inscrit parmi les plus grands romans d'apprentissage de la littérature universelle.»
Ça, c'est de la 4e de couv. ! Ils ont des couilles chez Belfond ! Et sur la jaquette, par dessus, Daphné de Saint Sauveur de Figaro Madame en remet une louche :
«Avec lui, on écoute le vent, on tend l'oreille au temps qui passe, on croit aux miracles et aux coïncidences. Grâce à lui, on lit un chef-d'œuvre.»
Et j'entre moi aussi dans le monde enchanté des best-sellers. Un adolescent fait une fugue ; un vieux simplet prend la route, il cause avec les chats ; on assiste à des choses bizarres, et c'est infiniment lent, tout est répété, gauchement délayé comme dans les mangas, tout est décrit avec minutie, ce qu'ils mangent, les habits qu'ils portent, les parties du corps qu'ils se lavent, 600 pages à se farcir, 600 pages de ce fantastique poussif qui sent l'artifice, courage Michel, fous-moi la paix Volkovitch, j'en peux plus.
Je m'éclipse à la p. 200, mais ne pars pas bredouille. J'ai compris pourquoi les best-sellers étaient gros ! La plupart des lecteurs lisant un mot sur quatre ou cinq, il faut multiplier les mots. (Voilà pourquoi les nouvelles ne se vendent pas : trop travaillées, trop denses, elles sont finies sitôt commencées, on n'y comprend rien.)
Dans le tas, tout de même, j'ai trouvé deux jolies lignes :
«...son sourire donne un sentiment de perfection. On dirait une petite flaque de soleil, apparue au fond d'un endroit secret.»
On est parti à la pêche sur un grand chalutier, on rapporte une petite sardine. Ne râlons pas, tout est bon à prendre.
Le voyage de Monsieur Raminet ? C'est le contraire : du très beau boulot, passé inaperçu.
J'y suis entré en traînant les pieds, sur l'insistance d'une amie ; cette histoire de retraité qui s'achète une voiture et part pour Saint-Malo, prenant en stop une jeune Américaine sexy et délurée, ne me remplissait pas l'œil, le héros dans les premières pages est vraiment too much dans le genre imbécile heureux, les péripéties improbables, tout cela bien léger, mais que se passe-t-il ? Peu à peu, on ne sait comment, un charme agit en profondeur, tout se met en place, les métaphores incongrues deviennent parfaitement justes et le livre mine de rien décolle en des envolées lyrico-comiques irrésistibles, lançant des étincelles de pure poésie.
«Il faisait encore froid, mais c'était un froid léger, vif, poivré, et non un de ces froids d'hiver, lourds et fades ; un froid souple, nerveux, pétillant, qui donnait envie de partir à l'aventure. C'était vraiment un beau matin, un matin où le possible semble faire jeu égal avec le réel dans la balance du monde. (...) Monsieur Raminet était dans cette étrange ivresse où la nouveauté autant que le nombre de sensations qui l'habitaient le persuadaient que la terre venait d'être créée.»
Où est le petit livre anodin qu'on attendait ? Restant léger, certes, il déborde cependant de chaleur, de tendresse, de finesse, de sagesse, témoin ce beau mot de la fin :
«Écoutez : plus je vis tranquillement, plus je m'enfonce dans l'étrangeté du banal avec un étonnement ravi.»
«Un livre qui fait du bien», résume la quatrième de couv, pour une fois en deçà de la vérité : nous avons là un petit bijou.
L'éditeur ? Feu l'excellent Serpent à plumes, qui nous manque décidément beaucoup.
L'auteur ? Il a pour nom Daniel Rocher, ce qui me rappelle quelque chose. Ne l'ai-je pas connu en hypokhâgne il y a quarante-cinq ans ? Le type marrant qui chantait Massenet d'une voix de stentor ?
Pour ce qui est de lire Duhamel, je ne promets rien, mais pour Pierre Benoit et son Déjeuner de Sousceyrac (1931), je me suis engagé le mois dernier, l'achetant d'occase exprès pour volkovitch.com, dans son édition d'époque, avec son papier tavelé comme une vieille main.
Pierre Benoit, personnage profondément antipathique, réactionnaire obtus (pardon pour le pléonasme), traîne une réputation de pondeur d'histoires d'amour à l'eau de rose, à supposer qu'il traîne encore quelque chose. Autant dire que je suis parti pour me moquer grassement. Eh bien là encore, je me fais avoir. Certes, le petit monde qui s'agite là dans une province perdue est très daté, avec ses tantes à héritage, ses curés, ses notaires, ses parvenus matois, sans oublier la jolie femme obligatoire, et on lit d'un œil incrédule des phrases telles que :
«À trente-huit ans passés, Philippe avait conservé le singulier privilège de ces bouleversements de la chair et de l'esprit, qui ne survivent pas, d'ordinaire, à la vingt-cinquième année.»
Cette histoire de batailles d'argent et de haines recuites est très balzacienne, et l'écriture, sans offrir de surprises bouleversantes, nous réserve de jolis moments, comme ce gros plan sur une main :
«Sous l'abat-jour, sectionnée au poignet par la brutale lumière, elle ressemblait à un gros papillon, gonflé et blême.»
Ou cette phrase tracée au burin :
«À côté de ces petits propriétaires, de ces marchands de biens, de ces paysans, de ces vieilles filles, les techniciens de la finance parisienne ne doivent être, le plus souvent, que de vaniteuses larves.»
Pour finir on se laisse prendre par l'histoire, on marche de plus en plus, le côté désuet lui-même a son charme, et surtout on découvre deux portraits de femme étonnants — deux femmes qui révèlent peu à peu une habileté diabolique, au point qu'elles grugent tout le monde. Pierre Benoit féministe ! Qui l'eût cru ?
La toute fin est très subtile, et délicieusement immorale. Ne désespérons jamais des vieux cons.
Délicieusement désuet. |
Après cette incursion dans un monde ancien, rapace et desséché, grand coup d'air pur avec notre voyage sur Les sentiers de l'utopie. Les auteurs, Isabelle et John, arrivent en Serbie, à Zrenjanin où dans un pays sinistré par le néo-libéralisme et l'application de «la Sainte Trinité Friedmanienne : privatisations, déréglementations et réduction drastique des dépenses sociales», des ouvriers ont pris le contrôle de leurs usines qu'ils parviennent à autogérer efficacement — au prix, cela va sans dire, d'une bataille permanente, épuisante contre les autorités.
Puis nous visitons, dans l'ancienne Allemagne de l'Est, l'une des rares communautés d'Europe dont le dieu tutélaire est Eros. La communauté de Zegg se voue à l'expérimentation de nouvelles relations amoureuses. «Nous sommes tous des chercheurs», déclare fièrement l'un des pionniers de cette «Utopie érotique», mais que le lecteur ne se réjouisse pas trop vite : les grandes orgies des premières années ne sont plus ce qu'elles étaient, l'âge venant ; la multiplication des partenaires n'a rien d'obligatoire et l'essentiel de l'activité communautaire consiste à tisser des liens «de transparence et de confiance» entre les membres au moyen de séances insolites, inspirées du psychodrame, de la gestalt-therapie, des réunions de certains peuples prim... pardon : premiers, et de «camps d'été» mêlant conférence et activités festives. Résultats, non négligeables : la communauté vit dans la paix, et cette harmonie a même essaimé, grâce aux contacts avec l'extérieur, réduisant racisme et violence dans la région. (Mais pourquoi l'homosexualité est-elle absente à Zegg ?)
Est-il besoin de le dire ? La communauté est violemment critiquée non seulement par les chrétiens intégristes, mais par la gauche radicale. La frustration sexuelle n'est-elle pas l'allié précieux de l'activité militante ?
Chercheurs en action. |
Beaucoup de livres ce mois-ci, et peu de films, Carole ayant du travail jusqu'à minuit tous les soirs.
Nous poursuivons notre mini-rétrospective Resnais avec Mélo, tiré en 1986 d'une pièce d'Henry Bernstein datant de 1929. Rien de révolutionnaire apparemment, du simple théâtre filmé, et qui plus est d'un auteur oublié, qui même au temps de ses succès passait souvent pour un simple bon faiseur. Par quelle alchimie cette pièce pas si mauvaise, mais pas extraordinaire non plus, devient-elle un pareil joyau ? Allégée par des coupures, portée par les acteurs de la bande à Resnais, Arditi, Dussollier, Azéma, qui comme toujours se surpassent et par moments touchent au sublime, le vieux Mélo devient un film où tout, paroles, mouvements d'appareil, montage, est musical et nous plonge en état d'hypnose, comme les plus beaux orchestres dirigés par un maestro génial.
Alain Resnais, Sabine Azéma. |
Dans notre dévédéthèque, un coffret passionnant contient quelques docus de Louis Malle, partie peu connue de son œuvre. Nous en extrayons God's country, visite à un village d'agriculteurs du Middle West vers 1980. L'Amérique profonde telle qu'on se l'imagine, irritante et attachante à parts égales. Sorti des studios où il excelle, Malle n'est pas moins à son aise. Il sait faire parler les gens, son regard est chaleureux mais lucide, sans a priori méprisant ni indulgence aveugle. On irait avec lui n'importe où.
Un autre dont on ne se lasse pas : l'indispensable Nani Moretti. Son tout nouveau Habemus papam est l'histoire d'un pape qui à peine élu, pris de panique, fuit cet honneur écrasant. Moretti louvoie avec une souplesse de chat entre quasi documentaire et scènes presque oniriques, entre angoisse et sourire. En fait son film est avant tout l'histoire d'une dépression, la religion y tient une part étonnamment réduite : aucun anticléricalisme affiché, ses cardinaux (ô bouilles extraordinaires ! Seigneur, quel casting !) sont décrits avec une ironie amusée, sans méchanceté. Aucun d'eux n'est dévoré d'ambition — un comble...
Moretti a raison : pourquoi taper sur le Vatican ? Il suffit de montrer ses ors et ses pompes sans commentaires. On imagine le pouilleux de Nazareth débarquant là-bas et se faisant jeter comme un malpropre.
Octobre a été faste ! Troisième film hors du commun, The Artist de Michel Hazanavicius, lequel, après ses réjouissantes parodies d'OSS 117, fait mieux que confirmer son talent. À la fin de la séance, au SEL en bas de chez nous, le nombreux public a applaudi, chose rare, cet incroyable objet. Film muet en noir et blanc, pastiche très réussi du cinéma muet, The Artist est encore mieux qu'un pastiche, avec son alliance de second et de premier degré, de rire et d'émotion, et ses trouvailles hilarantes parfois dignes de Chaplin ou de Lubitsch. Jean Dujardin et Bérénice Bejo sont parfaits, le petit toutou nous époustoufle aussi, mais ce qui leste d'émotion ce film par ailleurs si délicieusement léger, c'est l'amour du cinéma dont il déborde.
Pepi Miller (Bérénice Bejo) les séduit tous et toutes... |
Après le cinéma et avant la musique, ces deux euphorisants, quelques réflexions pas très planantes sur une actualité pas très bandante.
Chagrin de voir le peuple de gauche, invité à choisir un candidat pour les présidentielles, voter comme des accros à TF1, bluffés par une image lisse et brillante et creuse dessous. Un plan com' plus qu'un homme. J'allais dire qu'ils ont voté comme des gens de droite — mais TF1 est-elle la propriété privée d'un seul camp ? Celle que je voyais présidente m'inspirait un peu plus confiance, étant rugueuse et mal fringuée. Consolation : je sais pour quelle femme voter l'an prochain.
Chagrin mêlé de colère en découvrant le nouveau supplément hebdomadaire du Monde. People, fashion, glamour, une page de texte pour trois pages de pub, du lisse et du creux là encore, un vide vertigineux. Le futile et l'anodin portés au paroxysme, sécrétant une violence glacée. Monde, grand-mère jadis sérieuse et rassurante, que fais-tu à tapiner ainsi, liftée, fardée, attifée comme une call-girl ? Vraiment, ils ont fait une enquête avant de te déguiser ainsi ? Ton public, désormais, c'est donc les traders, les pubeux, les émirs ?
Chagrin et rage impuissante, là aussi, d'assister à l'interminable crise européenne, au martyre de la Grèce en particulier, sans rien y comprendre. De ne même pas savoir, par exemple, s'il faut souhaiter la mort des banques ou leur sauvetage. De ne pas pouvoir opposer d'arguments solides aux péroreurs péremptoires du néo-libéralisme. Il faudrait lire des bouquins d'économie toute la journée, beuark, pour s'y retrouver, et pour quel résultat ? Consolation : face aux économistes, j'ai une petite longueur d'avance : moi au moins, je comprends que je ne comprends pas.
Consolation ! La coquette cité de Nogent-sur-Marne sera enfin bien tenue, le maire UMP ayant décidé de punir les salauds de pauvres qui font des saletés en fouillant les poubelles. Oui mais chagrin : les commentaires sur le portail Orange ne sont pas à la hauteur de cette noble initiative, qu'on en juge :
«je ne troue pas scandaleux qu'un arrêté de fouiller dans les poubelles soit appliquer car ces indigents ont encore les restos du c%u0153ur le secours populaire et autres associations pour manger ou s'habiller car lorsque les poubelles sont visités par ces gens tout est mis au sol jusqu'au passage des cantonniers»
Un français merdique sur une pensée merdeuse, ça fait pléonasme.
En Grèce, pendant ce temps, les pauvres ont de quoi manger... |
Vite, vite, musique !
Aérons-nous avec Tchaïkovsky !
Je le traitais de haut jadis, mais la vieillesse aidant je mollis, je me vautre dans sa musique — celle de chambre surtout, loin des fracas ronflants de l'orchestre. Ce qui me gêne un peu, très peu, dans ses quatuors n°2 et 3 si charmeurs, si bien enlevés par le quatuor Brodsky, c'est ce qu'on retrouve souvent dans les genres sérieux comme la sonate, la symphonie ou le quatuor : le travail d'école, le thème varié, trituré, mâché et remâché, comme si le compositeur était tenu d'exhiber tel un passeport son premier prix de contrepoint. Je n'aime pas trop non plus tel thème un chouya trop sucré, mais j'oublie vite mes réticences tant ces deux morceaux débordent d'énergie, tout vibrants, bourdonnants de passion.
Début novembre, une semaine à Chypre, puis un week-end aux Assises de la traduction d'Arles pour un hommage à Maurice Nadeau. Après quoi, retour dare-dare à Chèvres devant l'ordi où les projets s'accumulent. On court, on court toujours...
Au programme de décembre, Sarraute encore, les Utopies à nouveau, Yves Bergeret, Danièle Sallenave, Diane Meur, Christian Bachelin, le poète Emmanuel Laugier, côté cinéma Resnais, Malle et quelques autres, et un peu de zizique pour se tenir en joie.
Mario Mariotti, Humains (Dessain et Tolra) |
(réponse sur le numéro de la citation...)
La course est d'abord un exercice spirituel.
Ceux qui sentent de l'événement son cerne ténébreux, son halo, sa chance à jamais singulière d'envol, son souffle d'orage qui se lève — et la race éternelle des Thomas pour qui les stigmates mêmes ne seraient jamais que l'occasion de conseiller une compresse d'huile.
Une seule chose leur manque : la faim.
C'est sans doute une grande misère que d'être constamment rempli, rassasié.