BANLIEUE HANTÉE


Le prof que je ne suis plus gigote encore en moi, on ne se refait pas. Quand j'emmène mon fils Mathieu en balade à vélo dans les banlieues voisines, je me dois de lui montrer en passant les curiosités locales. Entre les gares de Bellevue et Meudon, dans une rue pavillonnaire sans éclat qui longe la voie ferrée, cette porte de garage banale au flanc d'une maison, à peine visible derrière les grilles ? C'est là, dans cet appentis prêté par des amis, que pendant des années Henri Michaux venait peindre. Un peu plus loin s'ouvre une voie privée que j'ai découverte récemment, non goudronnée — ces merveilles se font rares —, passage secret qui se faufile entre les jardins, tournicotant, dévalant la colline vers la Seine, jusqu'à la route des Gardes et la petite impasse pavée où se cache la maison de Louis-Ferdinand Céline.

Autant que je sache, Michaux n'a jamais écrit une ligne sur Meudon, tandis que Céline décrit abondamment sa tanière et les alentours. Michaux, avec son génie de l'effacement, s'est totalement gommé du paysage (les propriétaires actuels de la maison le connaissent-ils ?), tandis que Céline, un demi-siècle après sa mort, est présent plus que jamais au fond de l'impasse endormie, dans un silence tonitruant. Cela est dû sans doute à la personnalité de l'imprécateur, à ses écrits qui ont fait de lui, du moins à mes yeux, un criminel — personnage sacré, plus tout à fait humain, dont la bicoque et le jardin irradiés continuent d'envoyer des ondes plus fortes encore que s'il s'agissait d'un saint.

Curieux, cette proximité — 300 mètres à vol d'oiseau — entre ces deux-là qui figurent assez bien deux pôles opposés, créant dans cette banlieue paisible un champ magnétique aussi intense pour moi qu'invisible pour ses habitants.

J'avoue être un peu jaloux. À côté de Meudon sa voisine, qui s'offrit Rabelais par-dessus le marché, ma petite patrie chévrienne fait pâle figure. Quels écrivains ont-ils fait mieux que l'habiter distraitement ? Diderot, que je sache, ne lui a jamais manifesté d'intérêt ; Balzac s'y installa pour faire fortune en cultivant l'ananas, mais repartit aussi sec ; Jules Hetzel, auteur des Patins d'argent, y vécut dans une belle maison dont je vois le toit depuis ma fenêtre et Henri-Pierre Roché termina sa vie à deux pas de là, mais eux non plus n'ont pas mis Chèvres dans leurs livres.

Gabrielle Reval ? Son roman autobiographique, Les Sévriennes, qui se déroule tout entier vers 1890 dans ma petite ville, reste confiné dans cette enclave coupée du monde qu'était l'École normale supérieure.

Pierre Véry ? Son roman Le réglo fait un détour par chez nous, il y a même une scène au Bureau international des poids et mesures où travaillait Charles Volet mon grand-père, mais le savant qui accueille les héros, p.113, avec son «visage d'anachorète pensif», ce n'est pas lui, et l'excellent Véry a un peu bâclé son Réglo, quelle poisse. S'est-il seulement donné la peine de reconnaître les lieux ?

En fait, peu me chaut. Mon patriotisme est banlieusard plus qu'étroitement chévrien. Les meudonnais et les chavillois sont mes frères, les suburbains plus lointains mes cousins. C'est toute la banlieue de Paris que je cherche à peupler d'écrivains, à retrouver dans leurs œuvres. Afin de relever le prestige de ces territoires méprisés, sans doute, mais la vraie raison est ailleurs. Il s'agit d'insuffler la vie à la banlieue somnolente. Les lieux qui apparaissent dans les textes en sont pour moi transfigurés, dotés d'une densité plus forte, d'une réalité supérieure. Un lieu qui entre dans un livre sort des limbes où il se morfondait, et même s'il est peint des plus noires couleurs, je le vois désormais rayonner, paré d'une auréole.

Si je savais tout ce qui s'est passé dans chacune de ces rues que je parcours, tout ce qu'on a écrit sur elles, mes belles vadrouilles deviendraient carrément fabuleuses. J'aurais, si j'étais riche, dans chaque ville traversée, un accompagnateur courant à mes côtés, déroulant son fil d'anecdotes, ou à défaut d'un guide vivant, quelque chose d'écrit, un dictionnaire où seraient répertoriés, par commune et rue après rue, les auteurs qui sont passés par là, leurs créatures de papier — les personnages fictifs n'étant pas toujours les moins réels. Et tant qu'à faire, on mettrait aussi les films.

J'ai pensé l'écrire, ce dictionnaire. Pensé sans y croire. Quel éditeur se ruinerait pour un bouquin pareil, qui n'intéresse personne ? Quel compilateur voudrait y consacrer sa vie, et risquer en prime la déprime en brassant les visions cafardeuses de la banlieue que nos écrivains accumulent ?

J'y repensais ce matin, à ce dictionnaire impossible, en courant de Chèvres à Versailles en longeant les bois de Fausses-Reposes. Oui, ce dico, ce serait bien... Si bien que ça ? me demandais-je peu à peu entre Chaville et Viroflay, dans des petites rues assez banales, j'en conviens, dont certains recoins m'échappent encore. Après tout, ne serait-il pas aussi bon de ne rien savoir, d'aller à la découverte sur des terrains vierges, comme si j'étais le premier à les découvrir ?

Viroflay... Que s'est-il passé à Viroflay ? Rien, à ma connaissance. Rien, si j'en crois le visage fermé des petites maisons assoupies, en pleine grasse matinée du dimanche. Mais la riche histoire de Chèvres et les lignes écrites sur elles me semblent soudain dérisoires à côté du charme plus subtil de Viroflay, fait d'anonymat, de désertitude, de nullité bienheureuse. Sous son petit côté franchouillard tranquille, Viroflay a la pureté du néant. J'écrivais déjà sur elle dans mon premier livre, j'y suis revenu, j'y reviendrai encore, doucement fasciné, car j'y atteins l'un des sommets de ma quête minuscule. J'écris et récris Viroflay dans l'espoir qu'après ma mort un lecteur, s'il en reste, aura la curiosité d'arpenter mes parcours, ce qu'il en reste, guidé par mon fantôme, décelant à son tour les beautés suburbaines secrètes ; ou que mieux encore, sans sortir de chez lui, il comprendra grâce à ma prose l'étrange vacance, l'étrange bonheur que ce fut de trotter sur le coteau de Viroflay, par un matin gris de début d'automne.

Pour le moment, je me sens seul. Depuis que Jacques Réda, inégalable barde des banlieues, a rangé son Solex, j'ai l'impression que nul à part moi n'est là pour voir la beauté de Viroflay, pour aimer tous ces coins perdus — ou du moins pour l'écrire. C'est désolant, c'est exaltant. À parts égales.


D'une banlieue l'autre.
La maison de Céline.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°97 en octobre 2011)