BRÈVES
N°97 Octobre 2011
On croit rêver. En trois heures et demie à peine, TGV aidant, le Parisien se retrouve à Die, autant dire pas loin du bout du monde. Et tout de suite, il aime Die. Nichée au fond de la Drôme, au pied du Vercors, plus vraiment dauphinoise, pas encore provençale, parée de ses remparts, de ses vieilles ruelles bien conservées mais pas trop pomponnées non plus, Die n'est pas une ville-musée, un aspirateur à touristes, mais une sous-préfecture à la fois paisible et vivante où une population de cinq mille habitants à peine, attachante et curieuse de tout, fait vivre une excellente librairie, un cinéma d'art et d'essai aux programmes dignes de la capitale, un théâtre et de nombreuses boutiques bio — la Drôme étant, me dit-on, le paradis des écolos.
L'édition de 2011 du Festival Est-Ouest, basé à Die, consacre jusqu'au 2 octobre dix journées non-stop à la Grèce, ses écrivains, ses cinéastes, sa musique, sa cuisine et j'en oublie. Organisation parfaite, aussi souriante qu'efficace, loués soient Harold David et sa séduisante équipe. Le public, étonnamment nombreux, venu parfois de très loin, se rue sur les livres grecs proposés en abondance au coin librairie — et dieu sait que la vente des livres est un point crucial pour moi, dont les éditeurs sont le plus souvent sur la corde raide. On dirait que les trois romans épatants que j'ai eu la chance de publier cette année pour les éditions Quidam (Dompter la bête d'Ersi Sotiropoulos, Le Beau Capitaine de Mènis Koumandarèas) et Ginkgo (Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ? de Ioànna Bourazopoùlou) semblent trouver leur public.
Des problèmes de santé ont décimé l'équipe nationale des écrivains, réduite à sept, mais le 1er octobre à Die j'aurai tout de même le plaisir de rencontrer en même temps, pour la première fois, les trois femmes qui selon moi dominent actuellement le roman grec et que j'ai le bonheur de traduire : Ioànna Karystiàni, Ersi Sotiropoulos et Zyrànna Zatèli. Les deux autres grands — selon moi toujours — étant Mènis Koumandarèas (absent pour cause de maladie) et Thanàssis Valtinos, qu'on espère.
C'est à Die que mon ami le poète Yves Bergeret (cf. Brèves de septembre) a installé son camp de base entre deux voyages. Carole et moi dînons chez lui, dans sa vieille maison adossée aux remparts. Il ne l'a pas retapée, lui laissant son caractère ancien, et l'on se croit transporté dans un roman de Giono — n'était la fresque couvrant tout un mur, œuvre d'un villageois du Mali ami du poète, dogon de l'ethnie Toru Nonu. Ses figures, parfois proches de l'abstraction, racontent en fait une histoire réelle (imprégnée de pensée magique il est vrai) qu'Yves détaille pour nous avec sa passion coutumière.
La fresque de Hamidou Guindo. |
Autre caverne aux trésors : le cinéma de Die, le fameux Pestel, où une bonne fée nommée Kate Henry accueille les cinéphiles. Au programme du Festival, une douzaine de films grecs choisis et présentés par l'ami Michel Demopoulos. Nous en verrons trois.
Jamais vu Les abysses, premier film de Nico Papatakis, qui fit un tabac chez nous dans les années 60. Le second, Les pâtres du désordre, tourné en 1967 juste avant les Colonels, rebuta le public. Le revoici dans son noir et blanc fauché, avec son village miséreux, son berger qui rêve d'Australie, son propriétaire terrien riche et odieux, la fille d'icelui que le berger va kidnapper, ses péripéties ahurissantes, sa frénésie, ses outrances admirables. Bunuel avait donc un neveu grec ! Ce film oublié, halluciné, douloureux, grinçant, n'est pas indigne des films-cauchemars du maître espagnol.
Le voyage à Cythère de Theo Angelòpoulos, classique des années 80. Un metteur en scène prépare un film sur son père exilé politique revenu trente ans plus tard. Et le voici qui débarque, vieux fantôme sombre, égaré, mutique. Il retrouve sa famille, monte au village, est arrêté, expulsé — on ne sait trop pourquoi, on ne sait même pas si ce qu'on voit est le film du fils ou ce qu'il en rêve, mais qu'importe, en entrant chez Angelòpoulos on accepte de ne pas tout comprendre. C'est splendide comme toujours, on a rarement si bien filmé l'autre visage de la Grèce, désolé, sinistre, les scènes d'anthologie se succèdent avec une intense lenteur, et pourtant nous ressortons perplexes, Carole et moi. Trop de fignolage, d'esthétisme gratuit, de complaisance, de silences, de pluies et de beaux brouillards.
En sortie nationale, le même jour qu'à Paris ! un film de 2011 : Attenberg de la trentenaire Athina Rachel Tsangàri, histoire de deux très jeunes femmes, d'une surtout qui fuit les hommes — son père excepté, dont elle accompagne la maladie et la mort dans une petite ville industrielle mourante elle aussi, lugubre. Question décors, on se croirait chez Angelòpoulos, mais le film de la Tsangàri est totalement original et nous surprend à tout bout de champ, sans affectation ni esbroufe, avec une froideur apparente cachant une forte émotion. Belle découverte que cet Attenberg atypique, où un humour plutôt juvénile s'allie à une vision très mûre.
Greek kiss. |
Cinéma toujours : avant Die, ce mois-ci, nous avons aimé trois autres films : Gremlins 2 de Joe Dante (1990), aussi cruellement jouissif que Gremlins 1 du même auteur (cf. Brèves n°96) ; Zazie dans le métro de Louis Malle, adaptation virtuose du roman de Queneau, bourrée de gags visuels et sonores, par un jeune cinéaste qui s'éclate en réinventant le cinéma (un demi-siècle plus tard, cette Zazie-là paraît toujours aussi jeune) ; et Gente di Roma (2003) qu'Ettore Scola tourna en fin de carrière, sans vedettes, sans paillettes, montrant la ville de Rome dans son quotidien, au fil d'une journée et de sketches variés mariant néo-réalisme et comédie à l'italienne — union contre nature mais pari tenu et film attachant, quoique moins brillant sans doute que d'autres Scola.
Catherine Demongeot, parfaite Zazie. |
Festivals (suite). Je n'ai encore jamais mis les pieds à celui de Lodève, Mecque des fervents de la poésie, et pourtant c'est là qu'une bonne fée a croisé ma route.
À l'âge où d'autres somnolent devant la téloche, Cécile Odartchenko dirige les éditions des Vanneaux, écrit des livres, voyage, déborde de projets, passionnée, impétueuse, généreuse. Et rien ne lui résiste.
Elle a découvert cet été, à Lodève, le jeune poète Yànnis Stìggas que j'avais traduit pour publie.net, et dont elle a aussitôt souhaité publier un recueil. Amen, ce sera fait l'an prochain. Aiguillée par moi sur mon site, elle est tombée amoureuse des poètes grecs en bloc et nous avons mis sur pied ensemble un vaste projet : une anthologie permanente de la poésie grecque après 2000, un volume par an, dix poètes par volume, douze pages par poète, pendant cinq ans au moins. Je me pince pour y croire.
Ne s'arrêtant pas là, elle s'est mise à lire mes textes perso sur volkovitch.com et veut en publier aussi certains, et que ça saute.
On en reparle dans un mois.
La grande caisse de livres que ma future éditrice m'a envoyée contient trois de ses livres à elle, que je ne suis pas surpris d'avoir aimés : le fait qu'elle apprécie ma prose laisse deviner des affinités entre nous.
Commencé par un récit autobiographique, malgré l'étiquette roman : Chardonneret, publié en 2007 chez Abel Bécanes. L'enfance douloureuse d'une fille d'émigrés pauvres, quasi orpheline, ses parents, séparés l'ayant plus ou moins abandonnée. Le père si souvent absent écrase le livre de sa présence terrible : poète, alcoolique, adorant sa fille, il finira suicidé. La jeune Cécile souffre aussi beaucoup à l'école. Tant d'épreuves, au lieu de la briser, lui insuffleront une force indomptable et un amour «jusqu'à l'ivresse» de la vie, de la nature, de la lecture, de la beauté. Son Chardonneret, qui va et vient entre une France inhospitalière et une Russie de rêve disparue, entre réel et imaginaire, sordide et merveilleux, est à l'image de son auteure un tourbillon de sensations et de sentiments. Ses phrases, parfois très longues, ont la puissance d'un fleuve russe et la fraîcheur de nos rivières à nous. Ce livre est de ceux qui loin de se complaire dans la noirceur et les lamentations, cherchent à nous réconcilier avec le monde. Car comme l'écrit superbement le père de l'auteure, qu'elle cite, «On peut seulement, sans bouger, regarder devant soi, pendant des heures et, bien des années plus tard, sourire à quelqu'un, aider quelqu'un ou pardonner à cause de la beauté de ce qu'on a vu».
Cécile... |
...Odartchenko |
Elle adore Nerval, elle aussi et lui consacre un livre bref mais dense, Myosotis ou Le nuancier de Gérard de Nerval, aux Éditions du Petit Véhicule (2006). Un récit on ne peut plus nervalien. L'esprit de Nerval battait la campagne, eh bien l'écriture ici fera de même, de paysage en paysage, de lectures en souvenirs, de Gérard à Cécile, au gré des échos entre époques et personnages — un livre en forme de promenade, sans plan apparent, avec là aussi de longues phrases errantes pour tout embrasser à la fois, dans une profusion, un tournoiement fiévreux, et là aussi le passé personnel qui remonte, le père suicidé comme Nerval, la fille appelée par lui «reine de Saba» — une reine dont Nerval a beaucoup rêvé, boucle bouclée.
Dans un troisième livre, L'idée d'une femme (Les Imaginayres/Diaphane), voici de nouveau un texte où le présent (un couple faisant l'amour) dialogue avec le passé nervalien — un texte dialoguant lui-même, de façon mystérieuse, évasive, souterraine, avec des photos de Yann de Fareins, d'une étrangeté, d'une beauté nervalissimes. On retient son souffle.
Clarté, mystère. |
Et Daniel Grenier, qui le connaît ? Son premier roman, Cathy, publié par les défuntes éditions Point de mire, m'est envoyé par un ami écrivain. 120 pages à peine, une histoire toute simple, un type un peu paumé qui boit trop, un amour soudain, inexplicable, violent, le bonheur si bref, la maladie de la fille et sa mort, c'est Love story dira-t-on. Et c'est écrit rien qu'en phrases courtes, ce que d'habitude je n'aime pas. Pourtant, très vite, me voilà vampé par Cathy, secoué par ces éclats vifs, tranchants, avec du vide entre eux, des ruptures, des changements de temps, de lieu, de point de vue qui nous égarent. Ça va même trop vite parfois peut-être, mais non, c'est bien ainsi, il sait où il va cet inconnu, contrairement à son personnage, qu'on voit ici détruit par la mort de la bien-aimée :
«Ma langue est en flammes. Elle enfle. M'obstrue la gorge. Je crache le feu. Je suis prodigue en mots obscènes. Mon entourage mime l'indifférence. Les passants me reconnaissent enfin. Ils m'injurient. Je les remercie. Les couvre d'insultes pour qu'ils m'achèvent sans me voir. Ils fuient. J'ai cette rage en moi qu'aucune molécule n'éradique. Les filles refusent mon argent. L'alcool me donne des yeux de noyé sans m'éteindre. J'apostrophe un gardien de la paix. Il me prend en pitié. L'écume de la mort me procure l'ivresse. La mosaïque des bars de nuits se brouille sous moi. Je m'effondre au pied des comptoirs.»
Daniel Grenier, plasticien par ailleurs, est un véritable écrivain, aucun doute. Il a sa voix propre. Il est de ceux dont la lecture fait respirer un air différent. Et pourtant, neuf ans après Cathy, cet homme cherche encore un éditeur pour ses livres suivants. Et si je le dirigeais vers les Éditions des Vanneaux ?
Ces brèves qui me bouffent tant d'heures et de jours, je les écris dans l'espoir d'être un peu utile, d'attirer deux ou trois lecteurs vers certains auteurs — ceux qui ont le plus besoin de moi étant ceux dont on parle le moins.
Voilà pourquoi je fais fort, ce mois-ci, en présentant un troisième nom méconnu. Dominique Dou est jeune, elle écrit des poèmes. Je referme son recueil L'énergie de l'erreur (Dumerchez) en me disant, dieux du ciel, qu'est-ce que je vais bien pouvoir écrire sur Dominique Dou ?
Je relis :
Ah ! le fracas lent de mon époque !
Le fracas lent de mon temps
Si lentement remontant à peine aux livres
Toutes ces étoiles perdues au-dessus de nos têtes
Tous ces fracas mollement échappés de nos têtes
Et tous les discours et tous les disparus du fracas...
Comme cela se brise en douceur
Et pas d'oreilles pour le bruit que cela fait...
J'aime copier des textes, pour prolonger mon émotion, pour la partager ; celui-là, c'est d'abord pour essayer de comprendre, moi qui ai lu tous ces poèmes comme un Petit Poucet perdu dans le brouillard. Pourtant l'auteure est là qui m'aide, me prend la main, répétant patiemment pour m'aider à saisir — ou pour mieux saisir elle-même ? Elle remâche, elle tâtonne, elle avance tout de même, par vagues, avec une douceur extrême, quelque chose de fraternel, une ampleur aussi après tout, oui, une plénitude humblement souveraine — même si elle parle surtout de fatigue et d'un avenir menaçant, «désastre avancé».
Je suis nul, éternel petit débutant. J'écoute et comprends les poètes à peu près comme un chien les discours de son maître. Dominique Dou, passez devant je vous prie, continuez, je vous écoute humblement.
Denis Podalydès, lui, est très connu — le comédien, pas l'écrivain, qui pourtant mérite un détour. J'avais été frappé par Voix off, il y a deux ans. Scènes de la vie d'acteur (Seuil / Archimbaud), son premier livre, paru en 2006, le montrait déjà à son meilleur.
Voilà un homme attachant, qui dévoile ses faiblesses et ses échecs avec une modestie qui semble vraie, en ayant l'humilité suprême d'avouer jusqu'à sa vanité ; qui puise, comme il se doit, sa force dans la conscience de ses faiblesses ; qui observe son métier lucidement et en parle admirablement : le trac et l'euphorie, le trou de mémoire, les flux et reflux de l'enthousiasme, autant de morceaux de bravoure. Voilà un solide écrivain, dont la voix bien posée nous atteint sans effort, avec des images vives et justes, comme dans : «Ce soir, ces rires me comblent d'aise, de gratitude et me font des oreillers frais.» Ou dans une page doucement féroce décrivant l'invasion de la routine : la représentation, machine «graissée d'indifférence», «Les acteurs déploient leurs gréements éculés : c'est la tradition qui fête son éternel sommeil.» Et aussi : «La pièce parle toute seule. Il suffit de dire le texte. On entre et on sort. On a du métier. On sait y faire. On pousse les répliques comme des petits wagonnets au fond d'une mine tarie.»
Certains portraits sont inoubliables. Sacré coup de patte ! Mais quelle souffrance pour le lecteur... Il aimerait tant connaître le nom du modèle.
On reste au théâtre — et au cinéma. Si je lis Eurydice de Jean Anouilh, créée en 1941 (avec Alain Cuny et Jean Dasté dans les rôles principaux), c'est surtout à cause d'Alain Resnais. Son prochain film étant une adaptation de la pièce, je ne peux tromper mon impatience qu'en la lisant.
Orphée est le fils d'un musicien ambulant raté, et Eurydice une théâtreuse de bas étage. Dans des décors sordides (une gare minable, une chambre d'hôtel miteuse), ils vivent un amour fou qui ne va durer qu'une seule nuit, avant que le train-train quotidien ne reprenne. Le dernier acte est le comble du sinistre :
«Deux peaux, deux enveloppes, bien imperméables autour de nous, chacun pour soi avec son oxygène, avec son propre sang quoi qu'on fasse, bien enfermé, bien seul dans son sac de peau. On se serre l'un contre l'autre, on se frotte pour sortir un peu de cette effroyable solitude. Un petit plaisir, une petite illusion, mais on se retrouve bien vite tout seul, avec son foie, sa rate, ses tripes, ses seuls amis.»
On le connaît, Anouilh, avec son pessimisme absolu, son cynisme désolé, mais aussi l'euphorie que procurent de superbes machines théâtrales, d'une efficacité sans frime, cette langue d'une simplicité, d'une fluidité rares, qui font qu'on souhaite y revenir bientôt — pas trop souvent tout de même, c'est plein de poison.
Le plus beau de la pièce, pour moi, c'est le chant d'amour incandescent du début : la suite va le rendre menteur et dérisoire, les deux tourtereaux apparaissent bien naïfs et même cucul, mais en est-on bien sûr ? L'auteur n'est-il vraiment que sarcasme caché, ironie cruelle, sans la moindre émotion, la moindre adhésion ? Il me plaît de penser qu'il est, à ce moment-là, aussi partagé que moi lecteur, et c'est cette hésitation, ce tiraillement, qui me bouleverse.
Lambert Wilson, Sophie Marceau. |
C'est justement cela qui me fascine chez Nathalie Sarraute et la plupart des auteurs qui pour moi comptent le plus : l'ambiguïté de tout, l'impossibilité de juger, de fixer, de savoir. L'ère du soupçon selon Sarraute, c'est l'ère de l'incertitude générale.
Martereau, son deuxième roman, publié en 1953, est pourtant le plus balzacien de ses livres, avec ses histoires d'argent et de combines financières, le plus proustien aussi — avec sa profusion d'images, la prodigieuse acuité de l'observation psychologique, l'ironie parfois féroce. Ramener ainsi sur des terres connues l'audacieuse exploratrice — ce qui ne lui ferait guère plaisir, j'imagine —, c'est une façon indirecte de la hisser au rang de grand classique, et de désigner Martereau comme la meilleure porte d'entrée à son œuvre, sans doute : l'intrigue et les personnages s'y trouvent plus nettement dessinés que dans Portrait d'un inconnu, et le personnage de Martereau lui-même, d'abord massif et rassurant, qui se défait peu à peu sous nos yeux, résume à lui seul toute l'œuvre sarrautienne.
Peu de livres ont compté autant pour moi que Martereau. Le lire à dix-sept ans, un an après Proust, fut une illumination, une découverte majeure. Mon émotion aujourd'hui est quasiment intacte, même si je ne retrouve pas la page qui m'avait le plus séduit ! Je suis plus que jamais frappé par le pullulement des métaphores, par ce qu'elles ont de concret, de si souvent tactile... par les répétitions d'images, cette avancée par vagues... ce mouvement de recherche obstinée, tendue, tâtonnante, hésitante... J'avais oublié que le narrateur était un jeune homme faible, névrosé, malade (Proust encore ?). Je crois voir ce qu'il a d'autobiographique : sa sensibilité aiguë, le sentiment de voir ce que les autres ne voient pas, la solitude qui en découle :
«J'ai honte (c'est pour cela que je les cache si bien) de mes tressaillements, de mes petits soubresauts de douleur. Il me semble quand je tressaille que c'est moi le coupable ; moi la brebis galeuse, la bête puante qui ferait — si j'osais me plaindre à eux — se détourner avec dégoût tous les braves gens ; ils refuseraient d'examiner mes blessures, toutes ces prétendues morsures, ces atteintes, ces coups bas que personne d'autre ne reçoit, ne perçoit (...) ; moi qui pêche en eau trouble, qui trouble les eaux calmes par mon image reflétée, mon souffle (...) ; moi qui sans cesse éveille ce qui veut dormir, excite, suscite, guette quête, appelle ; moi l'impur.»
À part ça je m'interroge : pourquoi si peu de sexe chez Sarraute ?
Sarraute à la campagne en 1950. |
Le livre tiré au sort ce mois-ci ? L'œuvre de jeunesse d'un auteur que j'admire, hélas lourde, ratée. Passons vite.
Et la suite du voyage sur Les sentiers de l'Utopie avec Isabelle Fremeaux et John Jordan ? Voilà, ça vient.
Nous voici à la ferme autogérée (chèvres, vaches, brebis) de Cravirola, dans la Montagne Noire. Les nouveaux paysans, qui ont acquis leurs terres grâce à des montages financiers virtuoses, travaillent comme des fous, produisant une nourriture bio de premier choix qu'ils sont obligés de vendre pour survivre, alors qu'eux-mêmes se nourrissent de bouffe industrielle. Bref, tout n'est pas encore parfait...
On passe à Longo Maï en Haute Provence, doyenne des communautés post-68, parfois dénigrée, mais pas ici. Tout en déplorant l'inefficacité de discussions pas assez encadrées, les auteurs saluent la vitalité de Longo Maï, qui accueille jusqu'à une centaine de participants, sans compter les huit coopératives qu'elle a créées en maintenant des échanges avec elles. La ferme a des activités diverses, dont la récolte de plantes médicinales. L'intense activité politique de la communauté, locale et internationale, se traduit dans ce domaine par une bataille acharnée contre les réglementations qu'imposent les multinationales pharmaceutiques. «Le travail de la semence est un acte politique autant qu'agricole», dit-on ; c'est pourquoi Longo Maï combat aux côtés de l'association Kokopelli pour la survie de la diversité végétale, David contre Goliath, enfants de la terre contre le rouleau-compresseur du fric tout-puissant.
Organisation Génératrice de Mort. |
La peine de mort n'existe plus que dans quelques pays arriérés, je me réjouis fort que mon pays l'ait tuée, mais s'il fallait absolument punir des gens de façon capitale, j'expédierais d'abord les plus grands criminels, assassins à distance : moins les politiciens que leurs vrais maîtres, financiers et chefs d'entreprise, par charrettes entières. Je sais, c'est idiot, c'est naïf, ils seraient aussitôt remplacés, et puis les régimes qui attaquent ainsi violemment la corruption sont souvent les plus corrompus, mettons que je n'ai rien dit, oublions, calmons-nous grâce aux vertus conjuguées de la musique et de la nature.
En 1917, déjà vieux et fatigué, le compositeur anglais Elgar s'installe à la campagne où il écrit deux œuvres, le Quatuor en mi mineur et le Quintette, que son épouse extasiée décrit comme l'arrivée d'une nouvelle jeunesse. Près d'un siècle plus tard, ces musiques de sir Edward apparaissent avant tout très apaisantes, peut-être même un peu trop, dans leur académisme douillet. On sent le poids du métier, on reconnaît toutes les bonnes vieilles recettes pour développer un thème, mais en même temps, vous n'aviez pas tort Mrs Elgar, il y a là un brin d'allégresse juvénile, un étrange mélange de désuétude et de fraîcheur, comme un Brahms un peu pompette, et même, dans le mouvement lent du Quatuor, il se passe quelque chose, un frémissement plus fort, un motif insistant, un élan plein de mélancolie ou de joie sereine peut-être, on ne sait, on n'a pas le temps d'y penser que déjà tout rentre dans l'ordre, le gentleman rajuste sa cravate et nous raccompagne jusqu'à la sortie avec un beau sourire un peu figé.
N'empêche, vive l'académisme, qui rend ce genre de surprise plus précieuse encore.
En novembre, Sarraute encore, Simenon, Châteaureynaud, Murakami, mais aussi des nouveaux sur ce site : Pierre Benoit ! Daniel Rocher ! Martin Rueff ! Plus un peu de zizique !
Mario Mariotti, Humains (Dessain et Tolra) |
(réponse sur le numéro de la citation...)
Réaliser dans l'âge d'homme les rêves de la jeunesse, c'est ainsi qu'un poète a défini le bonheur.
J'ai connu le bonheur mais ce n'est pas ce qui m'a rendu le plus heureux.
Grosses tempêtes qui m'avez secouru, / Beau soleil qui m'a contrecarré.